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Mireille France / Ses hommes (Habitation du bois, 4)

Mireille France

Ma grand-mère, les réverbères : elle les appelait encore « les becs de gaz ». Et des becs de gaz il y en avait une sacrée file le long des trottoirs de l’avenue Franchet d’Espérey en face du bois, la silhouette de l’Hippodrome d’Auteuil posée comme une énorme machine à écrire au fond d’une pelouse. Et pour en finir avec cette histoire de becs de gaz, il faut dire qu’on avait tout fait pour en parachever le look rétro, avec des pieds peints rococo début de siècle et des têtes en polygones d’opaline. A moins, mais je ne l’ai jamais su, que le jour venu on aie tout bonnement installé l’électricité dans les vrais becs de gaz.

Toujours est-il que depuis lors ils ont été remisés, victimes des exigences de la lumière sécuritaire. Et qu’au lieu de ces palpitations rythmées à intervalles réguliers qui s’appelaient et se répondaient tels de doux phares situés presque à hauteur d’homme dans l’opacité des nuits, d’immenses réverbères d’autoroute surplombent les immeubles et aspergent le quartier d’un plein-feu roux qui ne laisse aucune chance aux recoins d’ombre.

Or que seraient les bois de Boulogne et de Vincennes sans leur ombre océane ; mais aussi sans ces passages de l’ombre à la lumière, qui faisaient de ces trottoirs longeant l’orée des bois autant de scènes de charme où s’entrevoir ? Se croiser sur ces trottoirs-là, ces trottoirs oisifs, inutiles de nuit, ces jetées devant le bois, permettait toute une mise en scène de soi-même, un jeu avec l’éclairage public pareil à celui d’un comédien qui accroche la lumière sur un théâtre. Combien de visages, de silhouettes et de corps projetés en désir par le charme du clair-obscur, par une danse faussement désinvolte avec la possibilité d’être entrevu ?

Ma grand-mère gare sa voiture le long du trottoir. La chaussée est pavée. Le dessin en jet d’eau de ces petits pavés gris. Nous descendons, elle salue les silhouettes. Bonsoir, messieurs. Bonsoir, madame. Il fait beau ce soir. Oui, ça nous change de la semaine dernière. Bonne nuit. Bonne nuit.

Elle les appelait, ces silhouettes, « mes hommes ». J’ai salué mes hommes. J’ai vu mes hommes en rentrant, ce soir il y en a beaucoup. Aucun dédain dans sa voix. Elle disait : J’aime autant qu’ils soient là. Je me sens plus rassurée en rentrant le soir. Et même la nuit, ça me plaît de les savoir là.

A suivre

Ses hommes

Quand je regardais par la fenêtre avant de m’endormir, je les voyais encore. Ils allaient- venaient lentement le long du trottoir. A côté les uns des autres, rarement par petits groupes. On aurait cru qu’ils méditaient, perdus dans des pensées profondes. De temps à autre l’un d’eux s’immobilisait au coin du trottoir, les mains derrière le dos, et regardait la nuit pensivement. Ils se parlaient très peu. Seul le passage d’une voiture semblait les agiter un peu. Ils avançaient d’un pas, tendaient le cou, se baissaient comme pour apercevoir au vol les occupants du véhicule.

La circulation était rare ; à cause des pavés, le passage d’une auto faisait un bruit caractéristique dans la nuit. Un crescendo brutal puis un decrescendo rapide. J’avais l’impression d’un coup de vent. Et eux ils arpentaient un quai, comme on attendrait chaque soir l’arrivée d’un train de nuit perdu, qui ne viendra jamais.

Des années plus tard (combien ?) j’ai su l’appellation qu’on donnait à ces piétons de nuit. J’appris qu’ils attendaient, dit-on, des couples « échangistes ».

Je crois que le monde entre le « mes hommes » de ma grand-mère et « échangiste », que l’intervalle entre les nuits où je les regardais par la fenêtre et le jour où j’ai connu les mots qui désignent des catégories sexuelles ; je crois que ce monde, cet intervalle, je ne les ai jamais quittés vraiment, et que c’est dans leur espace-temps seulement que je quitte la ville pour entrer pas à pas dans le bois, et que mon Habitation des bois se peut.

Curiosité (furtive)

élan (secret)

silence (pour écouter)

innocence (ignorance d’une certaine merde des préjugés).

Les territoires du bois forment une toile très fine.

A suivre