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Les bordures du bois, la tombée des jours / Sans y penser on n'entend plus la ville

Les bordures du bois

La tombée des jours

J’habitais en bordure du bois, chez ma grand-mère. Son jardin du 4 square Henry Bataille donnait de plain-pied sur ce qu’on appelait encore à cette époque « l’allée cavalière » ; et quelquefois des chevaux y passaient en file indienne, à une allure de trot hautain. Au bois — celui de Boulogne, mais le bois de Vincennes est son frère, si différent, si ressemblant — le passé s’inscrit d’abord dans des bordures, des haies. Il dessine les contours de la ville. Et le présent épouse ou recouvre ces anciennes bordures mais en garde toujours le dessin. Il y a une nostalgie à l’œuvre dans ces abords. Dans ces courbes lentes.

Sur ce tronçon de route, vous devinez la même courbe paresseuse qu’empruntaient les fiacres, les soirs d’été étouffants où les équipages se frôlaient à la promenade. Ceux de Zola dans La Curée, de Proust. J’ai appris depuis que l’ « allée cavalière » ensablée, bordée d’élégantes barrières de béton armé, épousait le tracé des anciennes « fortifs ». Et ce nom claquant de « fortifs », ce qu’il évoque de fin du 19ème siècle, d’un Paris populaire, communard, et de « la zone » qui s’étendait au-delà, semble tellement déplacé dans ce bois de Boulogne des années 1970. Il faut se rappeler que le bois se trouve dans l’axe militaire stratégique de la défense de Paris, entre des Portes — Saint-Cloud au sud, La Muette au nord — qui relaient les forts d’Ivry et de Suresnes sur les hauteurs. Les Versaillais ont d’ailleurs repris Paris depuis Saint-Cloud en profitant d’un relâchement des sentinelles. Des bacilles qui profitent d’une échancrure de peau pour infecter le corps.

Des haies, des contours anciens qui se superposent aux voies du présent, comme les dessins sur un papier calque. Derrière l’allée cavalière, la route asphaltée qui relie la place de la Porte d’Auteuil à la Porte Dauphine. L’asphalte est du rose assombri des courts de tennis. Et là, des petites camionnettes viennent se garer à la tombée du jour. Et des silhouettes marchent le long de la route, tantôt sur le trottoir, tantôt à même la chaussée. Marche nonchalante, parfois plus nerveuse. Silhouettes féminines. Talons hauts. On ne sait pas si elles sont sorties ou non des camionnettes…

A suivre

Sans y penser on n’entend plus la ville

Il y a les bois, donc, de Boulogne et de Vincennes, en forme de grandes touffes vertes sur les plans de Paris. Et il y a les bordures de la ville qui dessinent le contour sensuel des bois. Et pour rentrer dans les bois à pied ou en voiture, vous suivez ces contours comme si de rien n’était, et à un moment donné, mû d’une décision soudaine, vous bifurquez pour vous enfoncer dans le bois. Vous avez soudain décidé de partir vers le cœur invisible du bois. Et qui ne sait que c’est une aventure ? qui ne se sent étreint à l’instant même d’une excitation de peur, de joie et d’inconnu venue de l’enfance ? Qui alors ne se sent pas, au moins un peu, désobéissant ?

Ou alors, vous traversez ces remparts devenus plats, plans, qui entourent la ville. Vous coupez sans le savoir les fantômes des « fortifs » et de « la zone » et parvenez à l’orée du bois.

Pour approcher le Bois de Boulogne depuis les rues neurasthéniques du Seizième, on franchit chaque strate de ces remparts : d’abord le boulevard de ceinture, dit « des Maréchaux » : le boulevard Suchet. Puis un second boulevard « extérieur » : l’avenue Franchet d’Espérey. Ma grand-mère lâchait toujours en rentrant dans un taxi : « 4 square Henry Bataille s’il-vous-plaît, à la hauteur du 64 boulevard Suchet, juste avant l’avenue Franchet d’Espérey ». Puis en s’approchant encore du bois, les allées cavalières ou piétonnes, doublées d’une route carrossable. Personne ne se soucie de leur nom si elles en ont un. Enfin le fleuve du périphérique. Ce dernier est pour moi le plus magique, car il parvient à se faire oublier. Alors qu’il saigne littéralement le bois en plein milieu, et qu’on ne peut éviter sa rumeur où qu’on soit…

Mais arriver au bois, c’est, mystérieusement, décider de ne plus prêter attention à certaines choses ; c’est fermer ses sens à tout ce qui pourrait contredire ce qu’on est venu chercher là. En premier lieu, le calme. Fiction sonore, ici, que ce calme, qu’on invente.

Le bois de Boulogne est survolé à basse altitude par un couloir aérien sud-nord surchargé. Il est traversé de part en part par le périphérique, qui s’y engouffre Porte d’Auteuil où il est même doublé par l’autoroute de Normandie, passe à quelques mètres sous les lacs, ressort à moitié entre le Lac supérieur (le petit lac) et le Lac inférieur (le grand), avant qu’un bref tunnel le mène Porte Dauphine. Le sud de la capitale est sans cesse engorgé. Depuis un certain parapet du bois vous avez une vue surréaliste sur les embouteillages quotidiens, sans parler des week-ends. Mais il suffit que derrière vous, s’étendent quelques pelouses, des bosquets, et après, l’entrelacs mystérieux des sentiers sous les frondaisons… La coulée de lave automobile vous indiffère. Elle éructe à quelques mètres de vous. Mais c’est comme si vous l’observiez de très loin. Vous vous sentez ailleurs. Les bruits s’éteignent. Vous appartenez au monde du bois.

A suivre