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dossier Une mariée à Dijon (version à table)


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Carte postale du restaurant Les Trois Faisans où se déroule le réciit


Une rencontre

« Savez-vous, ajouta-t-il naïvement, que je n’avais encore jamais eu un menu écrit exprès pour moi ? J’en suis tout émoustillé. » Comme il l’avait sûrement espéré, ces propos eurent le don de me faire reprendre confiance. « Et ces fleurs, continua-t-il. J’ai déjà eu des fleurs à ma table, mais jamais je n’ai eu l’unique bouquet d’une salle où sont réunis tant de gens importants. » Nous contemplâmes d’un œil vague et bienveillant le petit bouquet un peu raide : quelques mimosas, un bouton de rose violacé et une petite branche de cyprès. »
M.F.K. Fisher, Une mariée à Dijon


Créer un spectacle à partir du texte littéraire, ce n’est pas dans les habitudes de La Revue Éclair.
Pourquoi commencer aujourd’hui?
Peut-être est-ce parce que Mary Frances Kennedy Fisher a écrit des textes que je serais bien heureux d’avoir moi-même écrits ; ou plus probablement parce que les expériences qu’elle raconte, nous aurions tous bien aimé les avoir partagées ; et certainement parce que porter ce récit-là dans un dispositif spécifique, autour d’une table, d’un souper, c’est une manière de les vivre ensemble au quotidien.

Le dispositif scénographique invite les spectateurs à s’asseoir autour d’une demi-douzaine de tables disposées en fleur autour d’un podium sur lequel Corine Miret dit le texte. Didier Petit l’accompagne au violoncelle. On picore une salade de pommes de terre en entrée, puis une soupe durant une pause ménagée entre les deux parties du récit, et enfin une compote de pommes et de poires.

C’est l’histoire d’une rencontre. Celle de l’auteure américaine M.F.K. Fisher avec le vieux Charles, serveur au restaurant Les Trois Faisans à Dijon en 1929.
Pour leur premier dîner de novices de la gastronomie française, la narratrice et son jeune mari Al Fisher, sont pris en main, guidés, aidés, conseillés, par le vieux Charles qui, avec délicatesse, les fait entrer dans ce monde que la narratrice explorera ensuite sa vie durant.

Six ans après ce premier dîner, séparée de son mari, mais en compagnie de son nouvel ami Chexbres, M.F.K. Fisher revient aux Trois Faisans. Elle veut faire partager son premier émerveillement à cet homme qu’elle aime.
Elle demande au patron, Monsieur Racouchot, d’être servie par le vieux Charles. Hélas, au début du repas Charles se révèle ne plus être le serveur parfait qu’il était. Sa main tremble, il renverse même du vin au grand mécontentement de la narratrice. Charles est devenu un alcoolique. Il se reprend pourtant et parvient à servir un nouveau repas parfait aux deux convives.
Tandis qu’il les aide à enfiler leurs manteaux, Racouchot leur annonce que Charles a été très touché d’avoir été demandé, ce soir-là. En effet, il venait de donner le matin même son congé à Charles.
À la sortie du restaurant, la narratrice pleure dans les rues de Dijon.

L’histoire s’arrête là.

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Al et Mary Frances Fisher jeunes mariés en 1929

 

Un écrivain
« C’est là-bas, je le comprends seulement aujourd’hui, que j’ai commencé à mûrir, à étudier, à faire l’amour, à manger et à boire, bref à être moi-même plutôt que celle qu’on s’attendait à me voir être. C’est là-bas que j’ai appris qu’il est bienheureux de recevoir, appris aussi que tout être humain, si vil soit-il, mérite d’être pour moi un objet de respect et même d’envie, car il sait quelque chose que je ne serai peut-être jamais assez vieille pour savoir, ni assez sage, ni assez bonne, ni assez tendre. »
M.F.K. Fisher, Une mariée à Dijon


Cette histoire, Mary Frances Kennedy Fisher l’a écrite en 1943 bien après sa séparation d’avec Al Fisher, qui probablement ne consomma que trop rarement son mariage avec sa jeune épouse qu’il emmenait à Dijon. Elle l’écrit juste après le suicide du second convive, Tim Parrish, à qui elle donne le pseudonyme de Chexbres.

Cette cruauté de sa vie, Mary Frances Kennedy Fisher ne l’évoque jamais dans ses textes. Elle écrivit toute sa vie sur la cuisine, ce monde heureux, brutal et subtil, trouble et raffiné. C’est au travers de ce prisme de la cuisine qu’elle nous livre sa vision du monde, ou plutôt son rapport au monde, un mélange d’ironie, de mélancolie, de tendresse et de réalisme. Son écriture fut saluée par le poète W.H. Auden, qui la qualifie de plus grande styliste de la langue américaine du vingtième siècle.
La force de l’écriture de Mary Frances Kennedy Fisher, c’est d’abord de taire l’essentiel pour le laisser sentir à ses lecteurs, et aussi de savoir rendre compte de l’ambivalence des émotions. Ainsi la ville de Dijon dans les années 20 sous sa plume sent le pain d’épices le matin, mais elle y entend les mouvements étouffés des escargots qui agonisent dans les tonneaux où la logeuse les fait dégorger. La logeuse déborde d’une hospitalité gourmande, et son mari lit l’Action Française sous la lampe à suspension du salon.
Si M.F.K. Fisher semble suspendre son jugement, nous laisse imaginer ses sentiments lorsque pendant des heures elle attend dans une voiture garée dans la cour d’un vigneron que son jeune mari et son hôte aient fini leur dégustation de vin dans une cave interdite aux femmes, on sent qu’elle n’en pense pas moins et que c’est aussi pour elle l’occasion de bien d’autres observations et réflexions, dans cette cour de ferme.

La cuisine est son lieu de prédilection, sans doute parce que c’est à la fois le lieu de la cruauté : du massacre, du dépeçage, de la mortification, de la cuisson, de la macération, mais aussi du plaisir, et de la jouissance de la vie au travers de l’acte essentiel et quotidien de manger.

La cuisine et spécialement la gastronomie sont souvent des lieux de conservatisme, de tradition, d’élitisme et de différenciation sociale. Il n’en n’est rien pour M.F.K. Fisher, qui met en scène avec ironie son jeune couple d’américains, découvrant maladroitement le plaisir de la chair, le plaisir de l’amour et celui de la cuisine. Elle écrira, ensuite, Un loup à ma table traité sur la cuisine en temps de pénurie, de dèche, de misère : elle ne s’intéresse donc pas aux restaurants comme des symboles du luxe et de la distinction. Celui de qui elle veut être digne du cadeau qu’il lui a fait, c’est Charles, le serveur. Nous ne saurons rien de lui, hors des heures où il servit M.F.K. Fisher au restaurant des Trois Faisans à Dijon, mais ces heures là résument, en un prisme, toute la grandeur, la misère, l’admiration, l’amour, la déception, la tendresse qu’on peut éprouver dans une rencontre.
Les textes de M.F.K. Fisher rendent compte d’un rapport à la vie, tendre, digne, exigeant, amoureux, radical. C’est ce rapport à la vie et aux autres que je souhaite transmettre par ce spectacle.

Le dîner, donc, le spectacle
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« Je ne sais plus au juste ce que nous avons mangé mais c’était sûrement la cuisine au vin riche et relevée typique de la Bourgogne, avec ses nombreuses sauces brunes, ses viandes un peu faisandées, et pour conclure, je le subodore, un soufflé au kirsch et fruits confits ou quelque autre bagatelle impalpable.
Nous avons mangé avec lenteur, avec bonheur, sous l’œil vigilant du petit Charles et, grâce au vin, rien ne nous a paru lourd ou indigeste.
Quand nous sommes enfin rentrés chez nous, où nous devions pour la première fois faire tourner la clef dans la serrure de la petite porte et gravir l’escalier en zigzag jusqu’à nos deux pièces, peut-être notre démarche était-elle légèrement incertaine. Mais nous avions l’impression d’avoir voyagé jusqu’aux rivages les plus éloignés d’un autre monde. Le vent qui soufflait de ces terres nous avait grisés, ainsi que la certitude que ce monde était là, à notre portée, et nous attendait. »
M.F.K. Fisher, Une mariée à Dijon

J’ai découvert les textes de M.F.K. Fisher, il y a douze ans, alors que nous préparions avec Clotilde Ramondou, Corine Miret et moi-même un cycle de notre Salon de Lecture consacré aux savoir-vivre qui fut donné à La Grande Halle de la Villette.
Je m’étonne que depuis leur publication, nul ne se soit avisé de donner une adaptation de ses textes au théâtre.
Donc, quand Meggie Schneider, plasticienne berlinoise qui organise des dîners publics dans l’espace urbain m’a demandé de participer à une soirée qu’elle organisait dans le cadre de Lille 3000, je me suis souvenu des deux récits de M.F.K. Fisher sur le vieux Charles, ce serveur parfait du restaurant des Trois Faisans à Dijon.
J’ai proposé à Didier Petit, violoncelliste, improvisateur, d’accompagner la lecture de ces deux chapitres.

Ensuite, pour répondre à la demande de Johnny Lebigot de l’Échangeur de Bagnolet d’une création de La Revue Éclair, il m’a semblé pertinent de donner une forme spectaculaire à cette performance en inventant pour un lieu donné un cadre et un déroulement de la soirée permettant de partager ensemble les plaisirs de l’écoute du texte et de la musique, et celui de la dégustation. Créer, le temps du spectacle, le rapport au monde que laisse transparaître M.F.K. Fisher dans ses écrits.
A l’Échangeur, j’imagine le spectacle autour de sept tables de brasserie sur lesquelles sont disposés des couverts disparates et des plats que les spectateurs sont invités à partager. Ces tables sont disposées en pétales autour d’un podium sur lequel se tient Corine Miret. L’éclairage est fait par des lustres disposés à des hauteurs variables. Le dispositif dans lequel le spectateur est invité à prendre place ne se veut en rien la reconstitution du dîner que servait Charles aux Trois Faisans. C’est pourquoi, les couverts, les assiettes, les soupières comme les lustres quoique choisis avec soin sont disparates et viennent du marché aux puces proche du théâtre. Idem, les spectateurs sont invités à se servir eux-mêmes, à faire circuler les plats, et personne ne tentera ni de reproduire la cuisine bourguignonne des années 20, ni le service à la française que pratiquait Charles. Le dispositif du repas, comme le jeu dans lequel il implique les spectateurs, se veut simplement le contrepoint du repas que le récit propose à l’imagination du spectateur.
Le spectacle est divisé en deux parties coupées par un entracte. D’abord on grignote une salade aux six pommes de terre et topinambour, en écoutant le récit du premier dîner aux Trois Faisans. Puis vient une pause durant laquelle est servie une soupe de courges. C’est ensuite le récit du second dîner, jusqu’à la sortie dans les rues de Dijon. Pendant une dernière improvisation de Didier Petit, nous servons le dessert (compote de pommes et de poires).
La scénographie, la mise en table initiale, variations sur les couleurs et les textures des pommes de terre proposées en entrée se désorganise, les assiettes se salissent lors de l’entracte, et sont remplacées au dessert en un geste salvateur.


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Dans sa cuisine en Californie dans les années 70


La Revue Éclair est en résidence depuis six ans au Château de La Roche-Guyon. Puisque, hélas victime de restrictions budgétaires, Yves Chevallier son directeur ne peut plus produire financièrement de spectacle, je lui ai proposé de nous aider en nature, et je me suis donné une agréable, amusante et amicale contrainte que tous les aliments du souper proviendront du potager expérimental du Château de La Roche-Guyon. Le repas est frugal, et végétarien, sans alcool (il n’y a pas de vigne au château, mais des pommiers et des poiriers dont on tire de délicieux jus et nectars qui seront eux aussi servis) entièrement confectionné à partir d’ingrédients dont nous suivons la production depuis les graines plantées en septembre, la récolte, la conservation, la préparation des plats que nous espérons par ces soins d’amener au niveau d’exigence que nous voulons.
Par la suite, la scénographie et le choix des mets seront ajustés à chaque lieu de représentation.

« Permettez-moi de vous aider à mettre votre foulard. C’était très triste… un excellent serveur, dans le temps, et toujours un courageux petit bonhomme… mais que voulez-vous ? Tout change. Tout passe.
Bonsoir. Bonsoir, monsieur, et madame, et merci. Au revoir. »
« Espérons que ce n’est qu’un au revoir », lançai-je en m’éloignant avec Chexbres pour gagner l’obscurité du palier.
« Qui sait ? » Il haussa les épaules et ferma la porte vitrée.
Sur le palier tout en longueur, une odeur de putréfaction était suspendue, vague et légère, dans l’air silencieux. Les marches de l’escalier étaient hautes, le présentoir vitré ressemblait à un bloc de glace noire, et nous respirâmes plus librement en débouchant dans la cour.
Elle était baignée par le clair de lune. Les bacs des arbres étaient noirs, et au bout du passage voûté, la tour du palais luisait et étincelait contre le ciel ténébreux.
Chexbres me prit doucement la main et m’indiqua les toits, avec leurs tuiles bourguignonnes, vidées de leurs couleurs à présent, mais formant des dessins qui se détachaient nettement.
Je me mis à pleurer. »
M.F.K. Fisher, Une mariée à Dijon