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Repression Song / Scène 8

Repression Song / Scène 8

Quand j’ai demandé au flic en vertu de quoi il me verbalisait, il a fini par sortir en râlant un ronéotypé miteux de texte réglementaire. Je me suis empressé de le lire. C’était… l’ordonnance de couvre-feu de 1941 ! Interdisant à quiconque de sortir dans les Parcs et Jardins de Paris après le coucher du soleil. Je lui ai fait remarquer que, selon mes informations, la Wehrmacht s’était repliée depuis quelques années — on était en 1993. « Ouais, ben c’est comme ça, c’est comme ça… » bougonnait-il vaguement gêné. Au bois, on fait profil bas, on cause pas histoire de France. Qu’est-ce que ce jeune prétentieux ? Zut, il a du répondant et est propre sur lui… pourvu qu’il soit pas le fils d’un élu ou d’un ponte quelconque, entendais-je le flic penser.

Pourtant la situation m’amusait peu. D’abord parce qu’autour de moi, les gens surpris dans les sous-bois par cette descente n’en menaient pas large. Aucun n’avait été pincé en plein « attentat à la pudeur », seulement ils étaient là, et sur l’amende figureraient leurs coordonnées. Un type surtout était terrifié : il était avec son véhicule professionnel. Son employeur risquait d’être au courant. J’essayai de le rassurer. Il pouvait bien circuler sur l’axe entre Paris et Neuilly et être contrôlé, rien d’illégal à ça. Plus tard je contestai la contravention puis envoyai au Tribunal chargé de statuer une longue bafouille où je faisais le petit malin — cette nuit-là je promenais le chien de ma grand-mère grabataire etc. — en conséquence de quoi je dus payer l’amende majorée. Au fond, je trouvais normal de partager un tant soit peu la condition de mes amis travestis, qui eux subissaient le harcèlement policier quotidien.

Au bois, j’ai vite compris que ce qui exaspère les autorités dans la prostitution c’est d’abord, sinon uniquement, le fait que le considérable flux d’argent qui passe de mains en mains échappe à la taxation. Le pouvoir s’est mis lui-même dans cette impasse en fermant les 1400 maisons closes de France en 1946. Et il le fait payer un tout petit peu aux proxénètes — qui ne sont pas assez stupides pour afficher leur profession — et énormément aux prostituées libres qu’on peut arrêter sans souci sur la voie publique, et racketter pour une ribambelle de délits baroques dont mon histoire de couvre-feu donne une idée. Les flics ne manquaient jamais de suggérer fermement aux travestis de payer leurs amendes sur le moment même, c’est-à-dire en liquide, un prélèvement à la source donc. En colère, les copines finirent par changer de stratégie et préférèrent se faire arrêter en bonne et due forme. Panier à salades, commissariat, procès-verbal, procédure suivant un cours méandreux jusqu’à la prochaine « grâce présidentielle » (usage républicain aboli depuis, tolérance zéro oblige). L’honnêteté me force à ajouter que j’ai vu des flics heureux de ces tournées au bois, en ce qu’ils pouvaient demander, quémander, ou faire semblant de subir, tel Bill Clinton outragé par sa secrétaire, quelques faveurs non-fiscales aux superbes créatures en talons aiguilles qui les dépassaient généralement d’une tête. J’emploie ici l’imparfait, mais une conjugaison au présent ne devrait point trop trahir la vérité.

Cependant la date de mon amende, 1993, n’était pas anodine : la « deuxième cohabitation ». Mitterrand mourant, mais officiellement en pleine forme à l’Elysée, et Balladur candidat piaffant, mais officiellement modeste tâcheron du redressement du pays, à Matignon. Croirons-nous que l’immense dépense d’énergie consacrée par ces grands hommes à des montages aussi complexes que des versements occultes de rétro-commissions sur des ventes de frégates leur laissent une minute pour les débauchés du bois ? Non, pourtant force est de constater que les changements de majorité ont des conséquences étonnement concrètes dans ces territoires feuillus. La droite adore gesticuler pour pallier à la soi-disant indolence mérovingienne de la gauche.

La vie nocturne du bois est encadrée par quatre niveaux de fabrique légale. Chacun d’eux n’est rien d’autre qu’une machine à réprimer. Je n’exagère pas, n’ayant jamais vu qu’il soit question de protéger quiconque sinon un électeur diurne, abstrait, censé être outragé lors de ses sorties familiales et sportives par les traces de la vie nocturne. (Le bois est ainsi comme les portails d’églises romanes : à droite les innocents de blanc vêtus, à gauche les démons velus se tirant la queue). Il s’agit toujours de combattre, freiner, contrôler, en un mot réprimer les comportements et pratiques sexuelles des citoyens. D’une toile de fond morale non dite sourd l’opprobre inspirant les interventions de la force publique : froides, hostiles, brutales. Des associations de réconfort, de dialogue, de prévention, se faufilent entre ces mailles pour accomplir à bord de bus quasi clandestins, toutes vitres occultées, un travail magnifique.

Les bois de Vincennes et de Boulogne, donc, dépendent du Règlement des Parcs, Jardins, Squares et Promenades publiques dont la ville de Paris est propriétaire, édicté par Maire et Préfet de Police « suivant leurs attributions respectives ». Il fourmille d’articles fabriqués par cabinets et secrétariats des deux instances sous divers chapitres (Règlement Sanitaire, Stationnement et Circulation, etc.). Ces bureaux à la fois proposent et appliquent des Délibérations des Conseils municipaux où se coordonnent les communes riveraines des bois. Au sommet se trouve l’étage législatif, parlementaire, qui vise entre autres la prostitution et qualifie les délits dans une visée dite politique, uniment sécuritaire depuis trente ans. La difficulté pour le pouvoir est la tolérance envers les mœurs « minoritaires » depuis la reconnaissance du mouvement gay. Le mixte entre cette tolérance et la vindicte liberticide et puritaine du personnel politique (qui se réclame de la « société », de l’opinion) donnent ce paysage actuel, étrange, déprimant pour qui désire une cohérence progressiste, démocratique et républicaine, de la vie en commun.

J’avoue nourrir ce genre de désir politique, limitant mon espoir à voir se réaliser ce minimum de cohérence.

Scène 8. Les faisceaux

C’est devenu un jeu : éviter de se faire arrêter avant quatre heures du matin. Après ça n’a plus d’importance. La nuit bonne ou mauvaise est faite, la vie gagnée. Dès qu’une voiture à l’allure suspecte est repérée, des cris fusent dans les fourrés. Attençao, na patrulha ! He aqui la policia ! Et on s’enfuit. On court en gloussant. Pas loin : cinquante ou soixante mètres entre eux et nous suffisent. Quand je suis près de vous, vous vous appuyez dignement à mon bras, et on enjambe les racines, les lierres enchevêtrés aux feuilles mortes, on évite les touffes d’ortie avec des rires étouffés comme des enfants, on s’accroupit au pied d’un gros arbre. Grâce à eux je redeviens un garnement qui se cache dans un coin de la cour de récré. Vous aussi, peut-être.

Ça y est, on les voit. La lumière bleue du bon gros gyrophare qui tournoie dans les troncs d’arbres. Leurs silhouettes engoncées dans des vestes. Et les faisceaux des lampes commencent à fouiller les fourrés. Nous, on connaît le réseau des sentiers. Les visibles, et les secrets, esquissés par les allées-venues discrètes des rencontreurs et des rencontrés, qu’on est seuls à connaître, menant aux petits asiles feuillus où les passes se passent. Ce sont nos sentiers amis : ils se referment derrière nous comme un sillon dans l’eau. Et nous savons bien qu’ils ne les devineront pas, ne les emprunteront jamais, qu’ils ne parviendront pas jusque là. Vous chuchotez, vous vous relevez vite pour voir si la proche copine est bien à l’abri. Parfois on se retrouve à trois ou quatre et en pouffant, l’une de vous pisse accroupie, comme une dame distinguée.

Nous savons aussi qu’ils font ça pour la forme. Jamais ils ne s’aventurent à plus de quelques mètres des trottoirs. Ils veulent surprendre dans le faisceau un couple effaré dans une position scabreuse, mais ils savent que ça n’arrive pas.

La nuit est une amie. On me disait souvent : mais tu n’as pas peur d’aller dans le bois en pleine nuit ? J’ai toujours répondu : la nuit t’enveloppe, elle te protège. Tu fais quelques mètres entre les arbres et tu t’arrêtes, tu ne cours pas surtout, aucun bruit, et personne ne peut te voir. Tu n’as pas idée de la vitesse à laquelle tu es semé dans la nuit.

Mais il y a quelque chose, oui, qui me fait peur derrière le faisceau. Peur pour vous et pour nous, pour votre différence et liberté, et pour la joie que nous partageons, pour cette fantaisie innocente et mutine.

Un vol noir, une aile invisible et sinistre qui manipule la main balançant le faisceau. Une nuit bien plus noire.