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Sène 6. Aux chambres du 17ème arrondissement

Scènes 6 – Aux chambres du 17ème arrondissement     (Suite des Scènes 1 à 5)

Faire la vie tellement plus vive. Déguiser le plâtre des murs de la chambre en jardin tropical. Couvrir les grains du temps de nard narquois. Au nom du blush. Du khôl. Du fond de teint, Amen ! Qu’on m’apporte ce gloss ! La poudre de soleil ! Ce fard, semblable aux reflets violacés de la nuit sur le trottoir mouillé du bois ! Amen ! Ahi, mi nino, mi preferido ! Eye-liner, pliz ! este mascara !

Faire de cette chambre où rien ne tient la grotte de la Princesse secrète. De l’hôtel avachi l’autel des grandes cérémonies initiatiques. De nos membres lourds une aile cinglant vers un ciel de lit étoilé.

Hou les vilains poils, ces vers de ma peau de poulet d’autrefois ! Transfiguration ! Epilation totale et définitive ! Eaux lustrales ! Eaux bénites à Lourdes ! Baume purifié par Sainte Rita à la Chapelle des Médailles Miraculeuses de la rue du Bac ! Gouttes de lait d’agnelle vierge recueilli à minuit ! Fleurs séchées venues de tout là-bas ! Recréation pour tous, récréation de toutes ! Recréation de tous en toutes, de toutes en tous ! Réversibilité, futilité, fluidité !

Merde d’ampoule, deviens étoile ! Couvrante mitée, deviens falbalas de sang et or. Douche crachotante, sois chute de diamants sur mes hanches, je suis la diva, même esquissée, quand même je le suis, qu’on ne me réveille pas de force ! Je ne fais pas ce métier chienne pour qu’on me pourrisse les matinées avec le boucan des poussières engorgées dans ces aspirateurs tuberculeux ! Points noirs du plafond, lucioles ! chevilles branlantes du miroir, porte-bijoux ! moquette pelée, semis de pâquerettes ! Vent coulis mesquin, effluves des fruitiers sucrés d’Eden ! Grisâtre papier gaufré, éclatant printemps de Dame à la Licorne !

Ma chambre ? La 14 ? Dites plutôt mon antre, ma caverne enchantée de Calypso. Dites surtout : ma loge. Ma loge sacrée, où comme mes frères et sœurs les acteurs, les actrices, chaque soir, quand se lève la nuit, la nuit somptueuse et énervée des villes, je me prépare pour le spectacle de moi-même, la corrida mortelle, le coup de dés, sans Mallarmé ni couronnes !

Soy aturdida ! Ahi mi dios, que soy distraida !

*** Des années après, je tombai amoureux d’une jeune femme, qui avait disposé chez elle, un tout petit deux-pièces du centre électrique de Marseille, une antre de Princesse comparable à la vôtre. Emplie de rideaux de perles colorées qui tintent quand on se penche, de lumières recouvertes de caches bleus ou mauves, et de dizaines de flacons épars, débordants, aux bouchons perdus, laissant échapper leurs effluves de pétales. Des cailloux comme ceux du Petit Poucet, des fleurs séchées, mille objets sans emploi.

Maintenant que je vis avec cette Princesse, Jeanne, je suis devenu hystérique quand il s’est agi de recréer chez nous deux cet antre magique. Ce qui est, certes, impossible.

Rue Lécluse. Rue Darcet. Rue Caroline. Les copines s’appelaient d’un hôtel à l’autre. À travers les arrière-cours sonores. Il y avait un bistrot rue Biot. Là, on nous aimait bien. Ailleurs, des fois, on vous regardait en tordant le nez. On faisait semblant de ne pas voirle rapport entre votre poitrine reluquée et votre voix enrouée. Rue des Dames la bien nommée, où subsiste un magasin consacré à vos atours. Rue Nollet, où habitait Verlaine, où Jean Eustache se tua, un jour sinistre de novembre. Rue de Bizerte, rue Truffaut. Ces rues en marge, situées dans le versant d’ombre des chics Batignolles. Calmes aussi, presque trop. La voix éclatante de Mina dans la cour, en pleine après-midi Querida, querida ! vienes, vamos a beber un café ?

Je ne veux pas oublier d’évoquer une jeune femme qui travaillait à la photocopieuse de la rue des Dames. Vous y alliez régulièrement, faire un duplicata de passeport ou de je ne sais quels justificatifs. Et elle, toujours adorable, elle nous accueillait comme si elle comprenait, sans le laisser paraître, combien ce genre de document était important pour vous et pour vos existences, sans cesse contestées par les monstres des administrations difformes qui nous menacent. Je me souviens que ses gestes disaient la dérision de ces bouts de papiers et leur valeur sacrée, pour vous. Mais pour vous seulement. J’admirai profondément sa manière de vous accueillir. Je me disais naïvement, si tout le monde et la France vous accueillait ainsi chaque jour, ce que le socialisme a rêvé de plus révolutionnaire et de plus tendre serait réalisé.

Et dans ce 17ème arrondissement, votre arrondissement diurne, de sommeil et de jour, vous ne viviez ni seul, ni en famille. Comment dire ? Une communauté d’exilés ? Mais de singuliers exilés. Quand on vous croisait à quatre ou cinq, allant au bistrot ou partant faire des courses, comment ne pas être impressionné par votre aplomb, votre force ? Alors même que vous rechargiez votre énergie en pensant déjà au soir, à la préparation devant le miroir de la chambre, deux heures de travail devant le miroir, avant de sortir en majesté, héler un taxi, vous engouffrer dans les allées obscures du bois.

À suivre