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Texte et photos des Arpenteurs

Les Arpenteurs à l'Aquarium, textes et photos du spectacles

(Texte Stéphane Olry - Photos Éric Charlot)

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Prélude :
La table ronde


L’Auteur :
« Arpenteurs !

Quelle joie de vous voir tous les sept réunis autour de cette table !
Le sagace Loïc, je le connais depuis notre adolescence à l’ombre des platanes du jardin du Petit Luxembourg. Hervé, que vous voyez là avec son fantôme assis sur la chaise vide à ses côtés a partagé avec moi moult aventures audacieuses, téméraires, intrépides.
L’ingénieux Kenji, Hendrik l’inexorable promeneur, Jean-Christophe compositeur nyctalope, Nicolas artiste en voie d’émergence, Mathias notre benjamin : avant cette première rencontre dans les murs discrets de cette Chartreuse vous ne vous connaissiez pas. On m’a rapporté que certains, hier, voyagèrent dans le même TGV en s’ignorant.
Tous vous avez été rassemblés par les soins de l’Intendante Terim qui vous a fait parvenir votre feuille de route.
Je vais vous révéler votre mission.
Durant les deux prochaines révolutions de notre planète courant dans l’éther autour du soleil, vous marcherez le long du méridien de Paris. Vous joindrez par votre marche les flots gris et pleins de harengs de la mer du Nord aux flots bleus et méduseux de la Méditerranée.
Vous cheminerez successivement sur ce territoire improbable. Vous êtes tous différents, chacun donc inventera son propre chemin. Tu veux rencontrer des inconnus, Nicolas ? Vole depuis Dunkerque jusqu’à Sully-sur-Loire. Et demande chaque soir de ta longue marche l’hospitalité à un ami à toi, ou à un ami d’ami habitant le long du méridien. Ainsi tu sauras ce qu’il en est de la fraternité sur les plaines que tu traverseras.
Chacun de vous inventera son chemin, mais tous poserez la même question à ceux que vous rencontrerez. Rien ni personne n’échappera à votre enquête. Interrogez les passants, les riverains, les flâneurs, les livreurs de pizzas, les flics, les travailleurs sociaux et les SDF, les bricoleurs sur leur échafaudage, les fermiers sur leur tracteur, les caterpillars au front puissant, les veaux de batterie, les oiseaux dans l’air mouvant, les grues aux longs bras. Interrogez les édifices publics comme les cabanes de jardins, les sentiers comme les viaducs autoroutiers, le mont Canigou comme les taupinières. Interrogez les forêts de Sologne, les arbres, le vent et l’eau. À tous ceux-là, demandez : qu’avons-nous à faire ensemble ?

Marchez. Moi, je resterai immobile à une terrasse de café parisien. De là, rien n’échappera à mon regard sagace. N’en doutez pas, je sentirai la moindre des émotions qui vous parcourra.
Je sens déjà que l’un de vous ne partira pas.
Mon regard ne s’arrêtera pas à votre grandeur et à vos faiblesses. Il plongera aussi dans les tréfonds de la production de notre projet. Les négociations avec les barons de la Culture comme les décisions occultes du directoire de notre entreprise, tout sera noté, consigné, et rejoindra la geste de notre aventure. Oui, nous laisserons la parole à tous, et même les minuscules ouvriers œuvrant dans les entrailles de nos ordinateurs disposeront d’un porte-parole !
À l’issue de vos pérégrinations, nous nous retrouverons dans ce même monastère. Neuf jours durant nous colloquerons, et le dixième jour tout sera révélé !
Oui, tout sera résumé dans un spectacle que nous produirons alors à l’univers !

Assez parlé !
Maintenant partez !
Arpenteurs, marchez !
Hendrik, tu traverses l’agglo du Val d’Orge avec la lenteur du bulldozer et la méticulosité de la fourmi. Que vois-tu ? Que notes-tu dans ton carnet d’Arpenteur ? Quelles paroles rapportes-tu le long du méridien ? »

UN :
L’Arpenteur du Val d’Orge

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La Femme du Fermier du Plessis-Pâté :
« Les terres traversées par votre méridien appartiennent à mon mari. Notre ferme est très ancienne. Encore plus ancienne que ce que les gens croient. C’était un collège ici, avant d’être une ferme. Le collège de Montaigu. Il avait été fondé en 1311 par l’évêque de Montaigu pour les enfants pauvres. "Ne mettez pas vos enfants au collège de Pouillerie, dit collège de Montaigu". C’est Rabelais qui écrit ça. On y faisait maigre tous les jours. On battait les enfants. Les gamins travaillaient dans les champs. À la révolution, la ferme a été vendue comme Bien National. C’est devenu une prison. »

L’Auteur :
« J’ai observé attentivement les cartes du Val d’Orge que m’a fait parvenir Hendrik et je me réjouis en mon cœur. Oui, dans les couches les plus profondes, la vieille forêt où Sainte-Geneviève s’est endormie apparaît. Je vois le tracé des chasses royales, les allées en étoiles, les amazones courant le cerf, les lavandières accroupies au bord de l’Orge, je sens l’odeur pestilentielle des tanneries, l’humidité des carrières où se tranche la meulière. »

L'Homme aux Cheveux Roux :
« Les reliques qui c’est qui les a volées ? Qui c’est qu’est le plus proche des reliques ? Qui c’est qu’a accès tous les jours au reliquaire ? Les moines. Ils ont tout piqué. Ils ont balancé les os et fondu l’or des reliquaires. »

L’Auteur :
« J’imagine les moines déterrer nuitamment les cadavres des cimetières pour remplacer les reliques qu’ils ont revendues. Je vois arriver le train à vapeur, l’asile avec ses trois mille fous s’ériger à Sainte-Geneviève-des-Bois, les parisiens acheter les lopins de forêt, construire des cabanons, y pique-niquer le dimanche. J’observe les pavillons en meulière remplacer les maisons en rondin. Autant de pavillons, autant de projets de vie. J’admire le tracé en X de la base aérienne, le projet de l’hydrobase. »

Le Capitaine de l'Armée de l'Air :
« Un projet grandiose. Un plan d’eau gigantesque qui engloutissait Bondoufle, Fleury-Merogis jusqu’à Évry. Des bassins de six mètres de profondeur pour accueillir les hydravions. »

L’Auteur :
« Tout cela est exaltant. »

La Femme du Fermier du Plessis-Pâté :
« Durant la guerre, les allemands obligeaient le personnel de la ferme à leur cuisiner des omelettes. À part ça, ils ont été très corrects.
Dans les années 60, il n’y avait que les castors qui s’étaient construit des pavillons au Plessis-Pâté. Moi, je trouve que c’est une ineptie d’avoir construit des HLM au centre du village. La municipalité aurait pu en construire en dehors du village. Mon mari leur aurait donné des terres.
La ferme aujourd’hui fait 130 hectares. Au plus haut, elle faisait 220 hectares. Mon mari a des terres dispersées partout. On essaye de regrouper les terres qu’on exploite. C’est un puzzle. L’été, les stagiaires, ils s’y perdent. Avant c’était tout le temps des histoires de bornes et de cadastre. Maintenant, avec le GPS dans le tracteur, on sait tout le temps si on est sur nos terres ou pas.
Le puit de pétrole ? Oui, il est sur nos terres. On touche une petite redevance dessus.
A la base aérienne, ils ont expérimenté les premiers jets. C’était épouvantable, le bruit, les passages du mur du son. Le nombre de verres en cristal qu’ils m’ont cassé.
La D19, on la traversait. Maintenant, c’est une quatre-voies. On ne peut plus la traverser.
Les agriculteurs qui sont restés, c’est ceux qu’ont gardé de la terre. Les autres, les Soucharel, qui étaient en face, ils ont vendu toutes leurs terres, on a construit dessus du pavillonnaire, et ils sont partis. »

L’Auteur :
« Je discute au téléphone avec l’Ermite de Vernon. »

L'Ermite de Vernon :
« Ton projet oblige à regarder le monde contemporain avec son chaos, sa laideur, son imbécillité. À pique-niquer sous les panneaux d’affichage des hypermarchés. À rendre compte aussi de la cuisine un peu dégoûtante qui préside à la production d’un projet culturel. À décrypter les mécanismes confus de l’amitié, de la coopération, de la collaboration.
Remarque déjà combien ce mot est salement connoté : "collaboration". »

L’Auteur :
« Le téléphone raccroché, je note les paroles de l’Ermite de Vernon. »

La Jeune Femme derrière sa Vitre Sécurit :
« À la décharge de Vert-le-Grand
La terre est toujours tiède.
Les rats se réchauffent là.
Les chats rôdent
Les sangliers parfois.
Les chasseurs patrouillent dans la plaine.
Ici, jour et nuit
Les ordures sont brûlées.
Le verre brisé.
Les moellons ratatinés.
Les terres polluées sont traitées.
Les emballages recyclés.
Revenez pour une visite guidée
Vous verrez, c’est intéressant. »

L’Auteur :
« J’ai décidé de proposer aux théâtres situés sur le méridien de produire notre spectacle. Pour notre première rencontre, le Directeur du Théâtre des Flandres nous a invités dans le meilleur restaurant de sa ville. L’Intendante Terim a noté notre dialogue. »

Le Baron des Flandres :
« Pourquoi le méridien de Paris ? »

L’Auteur :
« Parce qu’aucune route ne suit le méridien de Paris. Chacun des sept arpenteurs devra inventer son propre chemin. »

Le Baron des Flandres :
« C’est intéressant. Mais c‘est quoi votre Graal ? »

L’Auteur :
« Je l’ai regardé sans répondre et songé in petto : Ô Directeur, tu ne me poses pas cette question pour satisfaire ta curiosité ! Mais pour me clouer le bec. Et pour pouvoir dans le Questionnaire à Choix Multiple que tu remplis en silence dans un coin de ton cerveau cocher la case : incohérence du projet. Et cette case cochée, ton café bu, en paix avec toi-même tu refouleras ce projet loin des murailles de ton domaine.
Notre deuxième entretien a lieu dans l’arrière-salle d’un café au pied de son appartement parisien. Nous sommes les troisièmes artistes qu’il reçoit cette après-midi, nous apprend-il. »

Le Baron des Flandres :
« Pourquoi plusieurs arpenteurs ? »

L’Auteur :
« Nous voulons expérimenter comment on peut travailler en groupe aujourd’hui. »

Le Baron des Flandres :
« Bon bon bon. Mais je n’ai toujours pas compris quel est votre Graal ? »

L’Auteur :
« Aujourd’hui, le même Baron nous reçoit dans un café Turc, bruyant, proche de la Gare du Nord où l’attend son train. »

Le Baron des Flandres :
« Vous avez trouvé votre Graal pour finir ? »

La Jeune Femme derrière sa Vitre Sécurit :
« Le long du méridien
Tout prend la parole :
Les ordures
Déchets ménagers
Emballages perdus
Canettes de bière
Sacs en plastoque
Hurlent, vocifèrent, s’éparpillent
Braillent et râlent
Poursuivis par les griffes des pigeons
Les becs des pies et des mouettes
Les crocs du Caterpillar.
Tous finiront au feu
Ou éparpillés en granulas.
Rien ne restera d’eux
Que du tissu et du verre recyclé. »

L’Auteur :
« Loïc, le deuxième arpenteur a préparé un questionnaire qu’il soumettra aux passants qui traverseront le méridien sur la place où il se tiendra vingt-quatre heures durant. Il leur demande de situer les instants importants de leur vie par rapport au méridien.
Je consulte une carte de Paris. Je laisse mon regard courir sur le ruban vert signalant le Petit Luxembourg. Cette extension nord-sud du jardin du Sénat suit exactement le méridien de Paris. C’est sur le gazon de ce jardin que j’ai embrassé pour la première fois une fille.
J’avais seize ans. C’était à la fin de l’année scolaire, juste avant les vacances d’été. La veille, j’avais été surpris d’entendre la voix de Florence, au bout du fil. Dans l’appareil en bakélite noir posé sur le bureau de mon père, nous avions convenu d’un rendez-vous dans ce jardin. Nous avions d’abord marché ensemble en discutant, un peu gênés, le long des allées. Puis, nous nous étions assis sur un morceau de gazon devant un parterre de fleurs. Nous avions encore discuté.
Florence avait posé sa tête sur mon épaule. Nous nous étions embrassés. Puis avions discuté, encore. Et embrassé.
Un mioche qui traînait souvent dans le Petit Luxembourg s’était planté devant nous. Il nous avait regardés, puis m’avait demandé :

Le Mioche du Petit Luxembourg :
« C’est ta copine ? »

L’Auteur :
J’avais répondu : "Oui." »

La Jeune Femme derrière sa Vitre Sécurit :
« Des chats jouent dans le tas scintillant d’emballages et de cannettes.
Les ordures passent sur des tapis roulants. Elles entrent dans des blocs aveugles où elles sont traitées automatiquement. Elles passent dans des blocs vitrés où des ouvriers noirs les trient.
Une montagne d’ordures dans une nef de béton.
Sur les flancs grisâtres de l’amas, les rats grouillent.
Depuis trois pans inclinés ménagés dans le béton les déchets dévalent, déversés par les camions bennes.
Les poubelles s’effondrent dans les poubelles.
Une pince géante s’abat sur elles, les éventre, disperse leur contenu, les saisit, les remue, les malaxe, au dessus du regard avide des rats.
Un homme seul dans une cabine au triple-vitrage au dessus de ce désastre dirige les mouvements de la pince avec le joystick inséré dans l’accoudoir de son siège en cuir.
Enfin, il saisit une brassée de déchets et les balance sur une grille qui les déverse dans la fournaise de l’incinérateur. »7arpenteurpoursite.jpg

Le Chargé de Communication de la Méga-Décharge :
« …Pas une méga-décharge un Écosite composante principale du groupe Semardel collectivité donc contribuables notre objectif traiter les déchets ultimes revaloriser la matière non valorisée des déchèteries la ferraille le papier le béton contrôle visuel ou contrôle machine j’insiste là je parle de déchets végétaux le compost est donné aux habitants on a une production de bois-énergie de quatorze à quinze millions de tonnes dans le cadre du plan de développement faire une plate-forme pour le BTP valoriser les déchets c’est Sémardel valoriser l’expertise du déchet c’est Semapro bon ça c’est sur le volet ambition je vous ai parlé de la certification QHSE maintenant voilà le plan carbone on est dans une démarche d’optimisation on opèrera les choix techniques en conséquence on est dans une économie maîtrisée du déchet on a un réseau-nez qui nous alerte sur les nuisances de compostage les abeilles travaillent pour nous les abeilles c’est un indicateur c’est un marqueur si les abeilles crèvent c’est pas bon signe on a aussi des potagers avec des choux et puis des lichens tout ça c’est des marqueurs si vous voulez les valeurs sur les choux il faut les chercher sur notre site internet toutes nos données sont publiques on va produire du CSR Combustible Solide de Récupération on va le révéler on va en faire un gaz on va le chauffer on va chauffer de l’eau on va l’envoyer dans les radiateurs de l’Essonne dans notre Unité de Cogénération des Combustibles de Récupération on va avoir un pyrogazéïfieur on va produire du chauffage urbain on va produire de l’électricité propre notre électricité on va la revendre à EDF ce sera pas cadeau mon patron dit toujours avant c’était l’or jaune aujourd’hui c’est l’or noir demain ce sera l’ordure le déchet le recyclable c’était dans la directive cadre européenne de 1992 et ça va dans le bon sens c’est bien. »

L’Auteur :
« L’Intendante Terim et moi sommes assis avec la Directrice du Théâtre de Brétigny dans une salle circulaire donnant sur les barres d’immeuble d’un côté et les champs de blé de l’autre.
La Directrice se tient sur un tabouret devant une table basse. Elle boit un café dans un gobelet en plastique. »

La Directrice du Théâtre Brétigny :
« C’est quoi le Graal que vous cherchez le long du méridien? »

L’Auteur :
« C’est le gobelet dans lequel vous buvez votre café. »

La Directrice du Théâtre Brétigny :
« Je voudrais vous proposer une résidence d’un an dans le Val d’Orge. »

L’Auteur :
« Retour à Paris par le RER. Soleil couchant sur des enfants assis sur les banquettes en moleskine. Les enfants chantent en chœur :      
"Dans le Val d’Orge
Nos tilleuls sont vastes
Et nos nuits sereines.
Les trains traversent la nuit
On les entend et on se rendort". »

Interlude

L’Auteur :
« C’était il y a vingt-quatre ans. Une année du Tigre selon l’astrologie chinoise.
Nous nous étions rassemblés sur la pelouse au flanc d’une colline surplombant Amiens. Derrière nous, le foyer de jeunes travailleurs où nous logions pour la nuit. Philippe avait organisé cette réunion. Tous les comédiens étaient là. Hervé, qui aujourd’hui marche le long du méridien dans les Pyrénées, était là déjà.
Philippe s’est fait le porte-parole de tous. Il m’a demandé quel serait le prochain projet. Nous venions de jouer un spectacle intitulé "Le Septième Tigre du Bengale". Il avait connu un échec retentissant salué par une presse unanimement hostile.
J’avais pourtant soigneusement prémédité ce spectacle : j’avais symbolisé toutes les actions des comédiens sur de grandes feuilles de papier millimétré par des flèches de couleurs. Chaque interprète avait sa couleur. Un millimètre sur le papier correspondait à une seconde de spectacle. Apparemment, le projet était plus séduisant sur le papier que sur le plateau.
Face à la question de Philippe, je suis resté silencieux. Je n’avais plus envie d’écrire de spectacle. J’étais fatigué d’être celui qui a des projets, qui compte, qui tranche, qui engage, qui licencie, qui imagine, qui répond, qui donne des ordres, qui interdit, qui impulse, qui porte, qui demande des subventions, qui négocie avec les Directeurs de théâtre, bref d’être le chef d’un groupe que je rêvais auto-organisé.

J’avais trois désirs :
1 : quitter l’appartement de mes parents
2 : gagner ma vie
3 : avoir une petite amie
J’avais vingt-quatre ans. C’est la moitié de mon âge aujourd’hui. Il me semblait alors que je ne jouirai jamais de ces trois privilèges tant que je serai le chef de ce groupe qui s’était agrégé autour de moi. Non pas par malignité de leur part, mais parce qu’en sept ans, les choses avaient fini par s’organiser ainsi. J’avais le sentiment de ne plus m’appartenir, d’appartenir à ce groupe, de lui obéir, et d’y être, moi son chef, le moins libre en son sein.

En écrivant ces lignes, je réalise qu’il m’aura fallu la moitié de ma vie pour accepter à nouveau, à l’occasion d’une nouvelle année du Tigre de travailler avec un groupe. »

Deux :
Le Mètre Universel


L’Intendante Terim :
« "La féodalité est détruite, le Grand Œuvre de notre génération est commencé et s’avance de jour en jour. Les provinces vont s’oublier et se confondre dans les divisions plus régulières des départements et des districts. La variété des coutumes, source immense d’abus, sera désormais remplacée dans toute la France par l’uniformité la plus exacte dans les lois d’administration de la justice. Avec un ordre si beau, laissera-t-on subsister l’ancien ordre des choses dû à la diversité de nos mesures ? "
Prieur de la Côte-d’Or, député, à l’Assemblée Nationale le 9 février 1790. »9arpenteurspoursite.jpg

(Le texte suivant est improvisé ainsi que tous ceux ayant trait au Mètre Universel dans le spectacle. Il peut être dit par n’importe quel interprète présent sur le plateau.) :
L’invention d’un Mètre Universel est une revendication des cahiers de doléances. En 1789, les mesures sont spécifiques à des métiers, à des circonscriptions, définies par la taille du corps du seigneur local. La toise de Paris est basée par exemple sur la distance de l’index du roi à son épaule. Elles sont considérées comme les symboles des abus, des privilèges, des règles spécifiques qu’on veut abolir.
En 1792, l'Assemblée Nationale décide que la France donnera à l’humanité la première mesure universelle : le Mètre Universel valable en tout temps, pour tous les peuples. Grâce à la République, l’humanité désormais éclairée se dote d’une mesure indiscutable, produit de la raison, du calcul et de l’observation.
Le mètre sera issu de la taille de ce que l’humanité possède de toute éternité en commun : la planète que nous foulons. On décide que le Mètre Universel mesurera un dix millionième d’un quart de méridien terrestre. Ainsi, chaque paysan pourra se dire en contemplant son champ : je suis propriétaire de telle portion de la Terre.


L’Auteur:
« Kenji, le sixième Arpenteur, est mathématicien.
Dans une salle du funérarium du Père Lachaise, Kenji avait accroché des documents témoignant de la vie de son père. Parmi les listes de noms de ses compagnons dans les expéditions en Antarctique, je reconnaissais les noms de compagnons d’expédition de mon père au Groenland. J’avais l’impression d’assister pour la seconde fois à l’enterrement de mon père. Kenji m’a demandé de lire l’éloge funèbre. Le texte commençait par ces mots : "Salut Lefèvre, petit arpenteur des terres australes." »

Deux astronomes sont envoyés mesurer l’arc de cercle du méridien de Paris entre la mer du Nord et la Méditerranée pour en déduire la taille du Mètre Universel.
Jean-Baptiste Delambre partira de Dunkerque, Pierre Méchain de Barcelone. Ils ont pour mission d’arpenter le méridien de Paris et de rejoindre leurs deux expéditions au centre de la France. Un congrès de savants internationaux les attendra à Paris, écoutera leur rapport, vérifiera leurs résultats. Le Mètre Universel sera publié sous la forme d’un mètre étalon coulé en platine iridié. Des copies de ce mètre seront apposées sur les espaces publics. Ainsi prévaudra dans le commerce entre les citoyens la même égalité supposée régir leurs rapports politiques.


L’Auteur :
« Ainsi donc tandis que le père de Kenji arpentait l’Antarctique, le mien arpentait l’arctique. Tous les deux travaillaient sous les ordre de Paul-Émile Victor, demeuré lui à Paris dans son préfabriqué de la Porte Maillot.
À la dernière page de "Apoutsiak, le petit flocon de   neige" de Paul-Émile Victor, Apoutsiak, devenu un vieil eskimo, meurt. Il rejoint le paradis des eskimos. Ce paradis est le décalque exact du village où vivait Apoutsiak. Mêmes igloos, mêmes femmes grasses et sensuelles, mêmes ours blancs, mêmes chiens de traîneau. Une petite étoile dorée surplombe la tête des hommes et des animaux, signifiant qu’il sont morts. »

Comment Méchain et Delambre mesurent-ils la distance entre Dunkerque et Barcelone ?
Postés sur des lieux élevés aux alentours du méridien, les astronomes observent d’autres points saillants du paysage et mesurent les angles entre eux. Ils relient les triangles ainsi obtenus en une chaîne d’angles ondulant autour du méridien.
Ensuite, ils mesurent exactement un seul côté d’un seul de tous ces angles : la « base ». Ils obtiennent par un calcul trigonométrique la taille de tous les triangles et en déduisent la taille de la section de méridien observée.
Une observation exacte des latitudes respectives de Dunkerque et de Barcelone permet enfin de déterminer la proportion de ce segment par rapport au méridien. Ils en déduisent la taille complète du méridien.


L’Auteur :
« Mon père disait :
Ta vie doit être de telle sorte que tu souhaites la poursuivre au paradis.
Moi :
Ce projet des Arpenteurs m’a été inspiré post-mortem par toi, mon père. Ce mélange d’intérêt pour les sciences et notamment l’histoire, la géographie, les mathématiques, de passion pour la lecture des cartes, ce goût pour les cénacles virils : tout ça est signé. Signé Pierre, et peut-être aussi Gaston, ton propre père. Si j’écris, c’est parce que tu considérais que c’était la seule activité valide. Tu aimais la proximité des artistes mathématiciens comme Bobby Lapointe, cet homme terrifiant qui venait certains soirs faire la fête à la maison. Tu recherchais les points élevés, panoptiques, où tu pouvais lire le paysage.
Tu étais misanthrope.
Tu parlais "des gens" et on entendait dans ta voix que tu trouvais que les gens, c’était chiant.
Pour moi, les gens c’est les autres.
Les autres, c’est ceux avec qui on vit
Avec qui on travaille
Avec qui on joue.
Le théâtre c’est de faire que les gens deviennent les autres. »

Partie le 23 juillet 1792, l’expédition débute très mal. Delambre veut essayer à sa première étape le cercle répétiteur inventé par le savant Borda. Monté sur une des tours de la basilique de Saint-Denis avec une machine ressemblant à une lorgnette, il est pris pour un espion à la solde des autrichiens par la foule. On l’oblige à descendre à coups de poings. Ses lettres de mission signées Louis XVI qui vient d’être arrêté à Varennes ne lui sont pas une aide très utile, au contraire même. La foule se propose de le lyncher à la première lanterne. Il ne doit son salut qu’à l’intervention du maire de Saint-Denis qui lui fait un rempart de son corps.
Pendant ce temps-là, Méchain est dans les Pyrénées. Selon les lettres qu’il envoie à son épouse Thérèse, il grimpe à quatre pattes des précipices affreux pour se jucher sur des bivouacs battus par la pluie, la neige et la grêle. Là, il attend des nuits que s’écartent les nuages et qu’apparaissent les feux indiens allumés par son assistant, le citoyen Tranchot sur des monts lointains pour opérer ses observations. On dit que si Delambre a acquis la gloire avec cette expédition du Mètre Universel, Méchain lui y perdit la santé.


L’Auteur :
« Il faut parler de la peur.
De la nécessité de me retourner, d’observer la bête qui souffle dans ma nuque depuis quelques temps.
De regarder la vieillesse en face.

Je garais la voiture sur le parking du marché. Je t’ai dit, mon amour :
Ce n’est pas un hasard si je n’ai pas d’enfant.
Tu m’as répondu :
Pourquoi tu n‘as pas d’enfant ?
J’ai pleuré sans répondre. Dans ma tête, la seule réponse qui me venait, c’était : « Parce que je suis mauvais. Mon sang est mauvais. Je veux en tarir la source. Demeurer une branche sèche. Un branche noire, qui griffe et qu’on arrache. »

Les révolutionnaires ne construisent aucun monument pour commémorer l’expédition. Le seul témoignage de l’époque est un mètre étalon vissé durant la révolution à l’intersection de la rue de Vaugirard et du méridien de Paris, sur un mur du Palais du Luxembourg.
En 1999, l’architecte Chemetov se propose d’organiser un pique-nique (« l’incroyable pique-nique ») le 14 juillet 2000 rassemblant les citoyens à l’ombre d’arbres de la Liberté alignés le long du méridien. Il reste peu d’arbres ayant survécu, mais les panneaux « la méridienne verte », plantés le long des routes témoignent encore de cette initiative qui ne souleva pas l’enthousiasme civique attendu par son initiateur.
Les lecteurs du « Trésor de Rackham le Rouge » se souviennent que lors de la Conférence Internationale qui se tient du 1er octobre au 1er novembre 1884 à Washington le méridien de Greenwich fut préféré au méridien de Paris comme méridien de référence. Il devint le méridien zéro, mesurant le temps universel.
Pour remettre vos pas dans ceux de Delambre, de Méchain et de nos sept arpenteurs, il suffit de dessiner sur une carte une ligne arbitraire reliant le pôle nord au pôle sud et passant par le centre de la salle dite « du Grand Regard » de l’Observatoire de Paris. Cette ligne est à deux degrés vingt minutes quatorze secondes Est du méridien de Greenwich.


L’Auteur :
« Je dîne à une terrasse avec Kaloo.
Nous nous connaissons depuis vingt-six ans. Je vois les ridules envahir le visage de Kaloo. Dans le projet de constitution de Saint-Just, les citoyens déclaraient publiquement leurs amitiés. Des cérémonies de jurement d’amitiés avaient lieu dans les mairies. Si ue amitié était brisée, on devait aussi déclarer cette rupture du serment à la mairie.
Les amis combattaient dans les mêmes régiments. Les amis devaient se rassembler pour tous les instants importants de la vie : mariage, enterrement, naissance etc. Celui qui n’assistait pas aux funérailles d’un ami était banni hors de la République.
Kaloo est psychanalyste. Elle m’écoute parler des arpenteurs, de l’amitié, de la servitude.
Elle me dit :
Tu as des projets, c’est bien.
Je lui demande :
Pourquoi c'est bien d'avoir des projets ? »


Trois :
Comptes-rendus des Arpenteurs


L’Intendante Terim :
« Arpenteurs ! Moi, Eniroc Terim, Intendante du projet, je vous rappelle vos missions le long du méridien. Chacun des protocoles de vos arpentages, vous les avez discutés et élaborés conjointement avec l’Auteur. Vous les avez signés : à présent l’encre a séché, et le livre est fermé. Rien n’en sera ajouté ni retranché.
Vous voilà en mission.

Nicolas. Tu es notre premier Arpenteur ! Tu ne débutes pas d’un bon pied notre entreprise. Tu a choisi de partir de Dunkerque, de marcher 25 kilomètres par jour, d'être logé tous les soirs par un ami à toi, ou un ami d’ami, ou un ami d’ami d’ami habitant le long du méridien. Au bout du troisième jour te voilà rapatrié dans un Véhicule Sanitaire Léger à Paris. Tu t’es fait une tendinite. Pourquoi voulais-tu tant dévorer de kilomètres? Tu voulais être le seul à arpenter le méridien ? ».

L’Auteur :
« La lettre commence par "Mon Commandant".
J’ai vérifié. C’est bien ainsi qu’on écrit à un officier de l’armée de l’air commandant une Base Aérienne.
Mon Commandant : j’aime bien. Les choses sont dites. Je sais qui commande. Je sais qui autorisera ou refusera l’accès de la base à Hendrik quand il se présentera avec son vélo à la guérite de la base aérienne.
"Faites pour mon fils ce que vous avez fait pour son chef". Je ne sais pas pourquoi ce slogan publicitaire pour une école d’enseignement par correspondance affiché dans les Sciences et Vie que je lisais dans mon enfance me revient. »

L’Intendante Terim :
« Nicolas, ta cheville a dégonflé. Tu as repris ta route le long du méridien. Tu marches plus lentement et c’est bien ainsi.
Te voilà à Fleury-Mérogis. Tu viens de passer le Centre Pénitentiaire. Tu traverses une zone pavillonnaire. Te voilà immobile, presque stupide, devant un arbre. Que t’arrive-t-il ? Nous t’écoutons. »12arpenteurspoursite.jpgL’Arpenteur :
« Sœurs Mirabelles !
Que faites-vous là
Répandues en tas
Sous le soleil vertical ? »

Les Mirabelles :
« Nous achevons de mûrir.
Goûte-nous, Arpenteur. »

L’Arpenteur :
« Votre peau s’ouvre sous la dent.
Votre pulpe s’épand en mon palais.
Ma langue joue avec votre noyau délicat.
Et voilà !
Je vous recrache.
Vous êtes délicieuses :
Pourquoi nul ne vous récolte ? »

Les Mirabelles :
« Nous sommes des fruits périurbains.
Nous avons éclos sur la voie publique.
Les municipaux ont pris soin de nous.
Nous fleurissons
Grossissons
Mûrissons
Et tombons là :
En partie sur l’herbe du bas-côté
En partie sur la piste cyclable.
Parfois un camion de l’Agglo s’arrête
Les ouvriers avec des pelles et des râteaux
Nous entassent dans la benne.
Ils nous emportent à l’Ecosite.
Avec d’autres déchets végétaux
Nous serons recyclées en compost. »

L’Arpenteur :
« Ô funeste destin !
Ainsi aucun bohémien ne vous glane ?
Aucune maman ne vous confit ?
Aucun bambin ne vous goûte ? »

Les Mirabelles :
« Pourtant nous sommes gratuites.
Nous nous offrons à tous. »

L’Arpenteur :
« La municipalité devrait prohiber votre cueillette. »

Les Mirabelles :
« Nous aimons être disponibles. »

L’Arpenteur :
« Revendiquez que l’Agglo vous récolte
Et vous vende en barquettes ?! »

Les Mirabelles :
« Tu nous mépriserais moins
Si tu devais nous acheter? »
Nous aimons être gratuites.
Nous ne voulons pas changer.
Nous sommes heureuses comme ça.
Nous aimons être en tas. »

L’Arpenteur :
« Qu’est-ce qui vous plait
Dans cette posture répugnante ?
Vautrées comme vous êtes sans ordre
Les unes sur les autres ? »

Les Mirabelles :
« Mais le tas
C’est épatant.
On choisit pas
Quand on est en tas.
Après une année avec les mêmes sœurs mirabelles
Poussant sur la même branche
À sucer la même sève
À recevoir le même rayon de soleil
À craindre le coup de bec du même oiseau
Que nos sœurs mirabelles,
Voilà-t-y pas que soudain, sans effort
Juste parce que le vent l’a voulu
Nous sommes libérées de la branche.
Nous découvrons l’apesanteur
La chute
Le sol
Le mouvement giratoire
L’immobilité !
Nous voilà avec des inconnues
D’autres mirabelles venues de très loin
Et pourquoi pas d’autres arbres.
Tout ça nous arrive
D’un coup de vent.
Nous ne voulons rien
N’attendons ni ne craignons rien :
Et soudain
Un univers s’offre à nous. »

L’Arpenteur :
« Mais votre liberté ? »

Les Mirabelles :
« Regarde :
Nous sommes toutes semblables
Et pourtant différentes. »

L’Arpenteur :
« J’en vois des véreuses parmi vous
Nul ne voudra jamais les manger. »

Les Mirabelles :
« Es-tu jaloux du ver de terre, l’Arpenteur ? »

L’Arpenteur :
« Vous êtes dans un état de déréliction effrayant !
Vous n’avez pas le moindre projet de vie !
Quel effort faites-vous
Pour devenir confiture ?
Alcool de fruit ?
Ou gelée ? »

Les Mirabelles :
« Ô moraliste !
Ce n’est pas aux mirabelles de se cuisiner ! »

L’Arpenteur :
« En mûrissant
Vous avez engagé une métamorphose qui vous rend désirables.
Vous ne pouvez le nier ?! »

Les Mirabelles :
« Ô sophiste !
Nous mûrissons sans y penser. »

L’Arpenteur :
« Vous jouissez d’être immobiles.
Vous vous délectez d’être anonymes.
Vous vous égayez en tas.
Vous vous glorifiez de ne faire aucun choix.
Pas étonnant
Que nul ne veuille vous ramasser. »

Les Mirabelles :
« Passe ton chemin, Arpenteur. »

L’Auteur :
« Une dame se tient assise sur le parapet de l’immeuble du Shoppi près de chez moi. Tous les jours je passe devant elle. Je lui donne une pièce et on discute. L’autre jour, elle m’a chanté "Milord" d’Édith Piaf. »

La Dame sur son parapet :
« Je suis la gargouille de cette rue. Je sors du mur du Shoppi comme une statue et j’interpelle les passants. »

L’Intendante Terim :
« Hendrik, tu es le deuxième Arpenteur. Sur ta carte de visite est inscrit : promeneur. Tu as présenté une candidature spontanée ; l’Auteur l’a agréée. Ta mission était d’explorer un segment du méridien de sept kilomètres entre la maison de Retraite Russe de Sainte-Geneviève-des-Bois et la Base Aérienne 217 du Plessis-Pâté. Nous avons déjà consacré toute la première partie de notre spectacle à tes observations. Je passe donc ton tour de parole et convoque notre troisième Arpenteur. »

L’Auteur :
« Les sept arpenteurs sortent de sous le plancher. Ils ont passé des jours là-dessous. Dans le noir. L’humidité. La promiscuité. Ils n’avaient que leurs mains tâtonnantes pour se reconnaître les uns les autres.
Ils émergent dans la grisaille de ce matin d’automne et la clarté du jour les éblouit. Leurs yeux sont caves, injectés de sang, leurs pupilles effarées roulent au fond de leurs orbites.
Curieuse décision de la part des Arpenteurs que de s’enfermer si longtemps dans ce souterrain. Ai-je pris part à cette décision ? Sans doute, puisque je me sens coupable devant l’état de mes camarades que j’accueille à leur remontée. »

L’Intendante Terim :
« Loïc ! Arpenteur 3, tu es architecte. Tu as décidé de demeurer seul toute la journée du solstice d’été, du lever au coucher du soleil, sur une place parisienne. Cette place est traversée en son centre par le méridien de Paris. Tout au long de la journée tu observes que seuls les étrangers et les femmes acceptent de s’arrêter pour discuter avec toi. Ce soir, une soupe populaire est distribuée sur la place. C’est là que tu rencontres la Sybille à la sébile. »

L’Arpenteur :
« Que ferai-je demain ? »

La Sybille :
« Demain ?
Tu seras encore sur ce banc. »
Tu regarderas
Passer les voitures
Les camions de livraison
Les véhicules de la voirie. »

L’Arpenteur :
« La circulation tourne autour de la place
La ville tournoie autour de moi.
Je suis comme enivré.
Je ris sans savoir pourquoi. »

La Sybille :
« Aujourd’hui,
Les copains te rendent visite sur ton banc.
Demain, ils seront moins nombreux.
Après-demain, plus personne.
Chaque jour sur ce banc
Te rendra plus transparent.
Les passants accélèreront le pas
En t’entendant vaticiner : »

L’Arpenteur :
« …Un euro pour manger
Un ticket restaurant
De quoi payer l’hôtel
Et me tenir propre.
Je l’ai vu :
Quand je m’approche d’eux
Les passants ont un mouvement de recul.
Ils semblent avoir peur que je leur fasse perdre leur temps
Comme on perd son sang. »

La Sybille :
« Pour pisser,
T’auras la vespasienne
Face à la Santé.
Pour manger
La soupe populaire. »

L’Arpenteur :
« Sur mon banc
Je regarde passer les gens.
Bientôt, je serai omniscient
Je saurai tout sur les gens.
Qui sort avec qui.
Qui est en retard.
Qui se baguenaude.
Qui est disponible
Qui ne l’est pas. »

La Sybille :
« Ton banc
Faudra le partager ou le défendre
On est nombreuses, nous les gargouilles.
Personne nous calcule.
Mais à chaque coin de rue,
On prophétise. »

L’Arpenteur :
« C’est quand l’apocalypse ? »

La Sibylle :
« L’apocalypse, ça me fait rigoler !
Regarde autour de toi.
Ça tourne.
Ça ne s’arrête jamais.
Plus ça change, plus c’est la même chose.
Alors, ça sera quoi l’apocalypse ?
Le flux automobile cessera de couler
Tout sera bloqué.
Plus personne pourra travailler.
Les automobilistes étonnés sortiront de leurs véhicules. »

L’Arpenteur :
« Ils nous rejoindront sur la place. »

La Sybille :
« J’entends déjà les trompettes des cortèges.
Écoute.
Dans la rue
Ça parle, ça gueule, ça susurre, ça s’exclame et ça s’exprime.
Le long du méridien
Tout prend la parole :
C’est ici que ça se passe.
Si tu restes avec nous
Tu verras. »

L’Auteur :
« Je dresse la liste des treize liens possibles qui peuvent se nouer ou se dénouer au cours de notre arpentage :

L’amour
L’amitié
La fraternité
La filiation
La camaraderie
La collaboration
La sympathie
La commensalité
La subordination
La servilité
L’indifférence
Le mépris
La haine

L’oubli, pourrais-je ajouter. »

L’Intendante Terim :
« Arpenteur 4 ! Ton prénom est Hervé. Tu connais l’Auteur depuis vingt-cinq ans. Ta candidature à toi aussi était spontanée. Quel est ton projet ? »

L’Arpenteur :
« Marcher cinquante-deux heures jusqu’au sommet du méridien, à Prat-de-Mollo dans les Pyrénées. »

L’Intendante Terim :
« Pourquoi ? »

L’Arpenteur :
« Je vais avoir cinquante-deux ans. Mon père est mort à cinquante-deux ans. »

L’Intendante Terim :
« Où es-tu ? »

L’Arpenteur :
« Je suis descendu du bus. J’ai suivi la route. Le sentier débute ici. »

Le Sentier :
« Tu t’approches de moi.
Tu consultes ta carte. Je creuse le paysage comme une ride. Tu me cherchais ?
C’est bien moi.
Je m’allonge à tes pieds. Tu t’approches et tu me foules. Sitôt que tu m’as trouvé, tu ne songes plus à moi : quoi de plus banal que de suivre un sentier ?
Je peux persister pendant des siècles, puis en un printemps disparaître, envahi par les ronces, les églantiers, les orties et les arbres effondrés. Si personne ne me suit, je meurs. »

L’Arpenteur :
« Depuis une semaine, je monte vers le Mont Canigou. Lui et moi discutons. C’est une discussion d’hommes. Je traverse un ruisseau. Les galets glissent sous mes pieds. L’eau murmure. »

L’Eau :
« Je ne dis rien. Je suis très ennuyeuse. Je dis toujours la même chose. Ne m’écoutes pas. »

L’Arpenteur :
« Les gouttes d’eau, c’est des fois très joli. »

L’Eau :
« Oui oui. Stalactites, stalagmites, je fais tout ça. C’est dans le noir. C’est mieux comme ça. »

L’Arpenteur :
« Est-ce qu’il pleuvra ce soir ? »

L’Eau :
« Je ne sais pas, je ne sais pas. Ça dépend pas de moi. Je tombe juste là où on me dit. »

L’Arpenteur :
« Et les orages ? »

L’Eau :
« Ça arrive parfois, alors ça érode, ça ravine, ça fait du dégât. »

L’Arpenteur :
« On a construit un barrage en bas. »

L’Eau :
« Parfait, je reste là, très bien, je ne bouge plus, très sage, très plate, très patiente. »

L’Arpenteur :
« Tu as déjà brisé des barrages ? »

L’Eau :
« Ça s’accumule, ça s’accumule, ça presse, ça pousse. »

L’Arpenteur :
« Et puis ? »

L’Eau :
« Ça déborde, ça dévale, arrache les arbres, emporte voitures, maisons, hommes, troupeaux jusqu’en bas. »

L’Arpenteur :
« Et puis ? »

L’Eau :
« En bas, tout en bas, je m’arrête. »

L’Arpenteur :
« Et puis ? »

L’Eau :
« Je suis très basse et servile mais mon asservissement n’est pas sans fin, on me contient, je finis toujours par déborder. Je suis patiente dans la servitude sans pitié dans l’insurrection, rampe sans cesse et finis toujours par vous submerger.
Ne retiens pas tes larmes, l’Arpenteur, elles me rejoindront.
Si tu veux t’affranchir, suis moi. Aucun maître ne m’a jamais résisté »

L’Intendante Terim :
« Remonte sur la berge, Arpenteur. Tu dois rejoindre ton refuge. »13arpenteurspoursite.jpgLe Forestier :
« J’ai ouvert la porte du refuge. C’est le fantôme de votre père qui était dedans ? »

L’Arpenteur :
« C’est possible. »

Le Forestier :
« Je l’ai fait sortir. Il avait déjà posé son assiette vide sur la table, un verre, une fourchette, un couteau, et laissé des poches de chimiothérapie dans la poubelle. »

L’Arpenteur :
« Vous avez bien fait. Vous croyez qu’il va revenir ? »

Le Forestier :
« Certainement. Les fantômes, vous savez, ils ne sont pas très malins. Les chinois savent ça depuis longtemps. C’est pour ça que les chemins d’accès à leurs pagodes ne sont pas droits. Les fantômes sont comme de gros bébés. Ils avancent droit devant eux sans faire attention à rien. Dans la forêt, si vous faites un pas de côté, ils continuent tout droit, et finissent par se perdre dans un fourré. Ils y tournent en rond toute la nuit et vous laissent tranquille. Mais au matin, ne vous inquiétez pas, il aura fini par vous retrouver.
C’est pour discuter avec lui que vous marchez seul dans la montagne ? »

L’Arpenteur :
« Oui. »

Le Forestier :
« C’est une bonne idée. Les fantômes aiment bien les pentes. Ils sentent le sol s’élever sous leurs pieds. Du coup, ils savent dans quelle direction aller. Pourquoi vous avez jeté les cravates de votre père dans la Seine ? »

L’Arpenteur :
« Vous avez eu le temps de discuter avec lui à ce que j’entends. »

Le Forestier :
« Oui, je faisais bouillir de l’eau pour le thé à l’intérieur. On a échangé. »

L’Arpenteur :
« Les cravates, je les ai regardé disparaître comme des serpents dans l’eau noire. Il y en avait des fines des années 60, des larges des années 70, des en coton, des avec des motifs un peu ridicules qu’on lui avait offertes. Elles lui ont serré la glotte pendant des années. Vous faites quoi dans la montagne ? »

Le Forestier :
« Je surveille les arbres. Vous voulez du thé ?

L’Arpenteur :
« Volontiers. »

L’Intendante Terim :
« Compositeur, Dramaturge du projet, Arpenteur de la nuit et des bocages de la Creuse, le cinquième Arpenteur est de retour. Il est venu en personne présenter son arpentage. Jean-Christophe Marti, le public assemblé vous écoute ! »

(Jean-Christophe Marti présente son arpentage, et diffuse des extraits sonores de celui-ci.)
Il a choisi de marcher 9 nuits consécutives le long du méridien à l’été 2010, descendant du nord au sud de la Creuse, en écoutant et en enregistrant les sons de la nuit. Son discours est improvisé. Il s’attache a décrire la richesse des expériences sonores et émotives vécues pendant l’arpentage : emerveillements, écoute de « concerts » dans la nature, peurs… référence est souvent faite aux musiques nocturnes (Bartok, Debussy, Ligeti…) dont le souvenir revient au cours de ces nuits. Les sons diffusés sont chaque soir différents. l’ensemble de son intervention dure environ 15 minutes.
Quelques séquences, à titre d’exemple, d’une de ces interventions :
- sons de criquets, d’aboiements et de conversations lointaines au crépuscule : Récit des débuts de l’arpentage et de son principe : marcher en écoutant et enregistrant les sons de la nuit…
- concert de crapauds sur le pont de Bredeix : récit de la subtilité inattendue de ces séquences « musicales » faites de contrepoints, de réponses, de crescendos et de soli, comme si les crapauds avaient une conscience musicale de leur production sonore…
- Sons de cris d’animaux inconnus : récit de ces roncontres impromtues, en pleine nuit, avec des sonorités non identifiables.
- Sons indistincts, sourds, inquiétants : récit de l’arrivée dans une sorte de grange à priori abandonnée. Découverte progressive des animaux dont on entend les martèlements, dans une atmosphère lugubre, quasi funèbre…
Il termine son intervention par le son de la chute d'un écureuil qu’il a surpris dans la nuit : l’animal dont il a enregistré les cris de terreur, tombe de l’arbre en tentant de lui échapper. L’écureuil n’est cependant pas mort puisqu’il l’a vu se relever et remonter sur un autre arbre en titubant. L’Arpenteur fait écouter à deux reprises le son de la chute de l’écureuil à son auditoire.)


L’Intendante Terim :
« Merci Jean-Christophe. »

L’Arpenteur :
« Allo, Paris ? Ici Arpenteur Six, j'ai un problème.»

L’Intendante Terim :
« On vous écoute, Arpenteur Six. »

L’Arpenteur :
« Je suis à La Courtine. L’électricité est coupée dans toutes les aires de stationnement de camping-car. J’ai épuisé les batteries de l'ordinateur et de la caméra. »

L’Intendante Terim :
« C’est un gros problème, Arpenteur Six. »

L’Arpenteur :
« J’ai pensé à une solution, Paris. Mais je vais avoir besoin de vous. »

L’Intendante Terim :
« On vous écoute, Arpenteur Six. »

L’Arpenteur :
« L'Auteur peut-il m'apporter une série de batteries chargées lors de sa prochaine visite d'inspection ? »

La Serveuse de La Courtine :
« Je vous ai vu passer dans la rue.
Un japonais en Camping-Car en plein hiver, c’est pas commun.
Vous avez jaugé le rade d’un coup d’œil : les néons, le comptoir vide, les murs vert-pomme, la télé. Et puis, moi toute seule avec ma commande à distance. Vous vous êtes dit : ça va être lourd. »

L’Arpenteur :
« J’ai continué à marcher. C’est pas les bars qui manquent ici. Je suis entré dans un café dix mètres plus loin qui proposait une connection wifi. C’était plein de chasseurs. La serveuse racontait des blagues graveleuses, même les chasseurs étaient gênés pour elle. Là-bas, c’était lourd, aussi. »

La Serveuse de La Courtine :
« Ici c’est La Courtine. C’est pas léger, l’ambiance. »

L’Arpenteur :
« Les chasseurs étaient armés. Leurs regards étaient fuyants, le cheveux gras et les fringues kakis informes.
La serveuse leur a demandé : Vous avez tué quoi ? »

La Serveuse de La Courtine :
« Ils ont répondu : on a tué le temps. Cette blague-là, ils la font à chaque fois. Je les connais, ils font tous les cafés de la rue. »

L’Arpenteur :
« Ils auraient pu répondre : on a tué un arpenteur qui se baladait par là ? »

La Serveuse de La Courtine :
« Je sais pas. C’est pas des mauvais gars »

L’Arpenteur :
« Des militaires sont entrés dans le café. Ils se tenaient droits. Ils avaient les cheveux coupés. Leur regard était limpide. Ils étaient cadrés, disciplinés. Ça m’a soulagé. »

La Serveuse de La Courtine :
« C’est la seule activité ici, le camp militaire. Autour c’est la forêt. Les collines sont escarpées. Les arbres se cassent la gueule sur les arbres. Personne les exploite. Il n’y a plus beaucoup de sentiers dans la forêt. Pas beaucoup de commerces en ville. »

L’Arpenteur :
« Mais une dizaine de cafés dans la même rue. »

La Serveuse de La Courtine :
« Licence IV, karaoké, télé, wifi gratuit.
Moi, je préfère quand il y a des clients que quand il y a personne. »

L’Arpenteur :
« Peut-être que j’aurai du boire de l’eau chaude dans votre café. Prendre le temps de recharger mon ordinateur. Mais je n’ai pas eu le courage de m’arrêter. »

La Serveuse de La Courtine :
« Ben oui : un café vide, ça fait pas envie. »

L’Arpenteur :
« J’aimerais avoir quelque chose de bien à dire sur La Courtine ! Mais je ne trouve rien. Vous avez écrit sur votre vitrine que vous proposez une fondue savoyarde à 4 euros 50. C’est pas cher. J’aurai pu manger votre fondue savoyarde. Mais je suis retourné dans mon Camping-Car, et je suis allé le garer loin dans la forêt pour manger seul et dormir. »

La Serveuse de La Courtine :
« Si vous étiez entré, on aurait discuté. Vous auriez découvert que je parle russe. Vous m’auriez demandé pourquoi. Je vous aurais raconté l’histoire du Soviet de la Courtine. »

L’Arpenteur :
« C’est quoi ce Soviet de la Courtine ? »

La Serveuse de La Courtine :
« C’était des soldats russes que le Tzar avait échangé contre des canons. En 1917, ils ont refusé de rejoindre leurs tranchées dans la Somme. Pour éviter qu’ils donnent un mauvais exemple, on les a expédiés loin du front, ici à La Courtine. Les français ont donné des canons de 75 à des russes blancs. Ils ont bombardé le camp. Les mutins avaient rassemblé une fanfare sur la place d’armes. La fanfare a joué La Marseillaise et Chopin sous les obus toute la journée. Après, ils se sont rendus. Ils ont été obligés de travailler dans les usines. Mon grand-père, il s’est marié à une Creusoise. Il est jamais retourné en Russie. »

Le Camping-Car :
« Écris notre scène de séparation. Écris comment Kenji et moi nous nous sommes séparés sur les bords de la Nationale 20. »

L’Auteur :
« Écoute, Camping-Car, arrête de ressasser. Votre histoire était sans espoir. »

Le Camping-Car :
« Dis pas ça ! Les circonstances étaient difficiles. C’était l’hiver. On n’a pas trouvé d’aires de service. »

L’Auteur :
« Kenji m’a dit qu’au début il avait apprécié ta rapidité. »

Le Camping-Car :
« Au début, ça allait. C’est le soir que ça c’est gâté. »

L’Auteur :
« Kenji m’a dit que c’est quand il a voulu brancher son ordinateur qu’il a vu que tu avais un problème. »

Le Camping-Car :
« Tu veux parler de mon problème d’électricité ? »

L’Auteur :
« Kenji dit que tu es en basse tension. Tu as besoin d’une prise pour avoir du 220. »

Le Camping-Car :
« Il y a des gens qui emportent un groupe électrogène avec moi. Comme ça je n’ai plus besoin de prise électrique. »

L’Auteur :
« Kenji dit que tu te caches la vérité sur la gravité de ton problème d’électricité.
Silence. On regarde passer les voitures sur la Nationale 20. »

Le Camping-Car :
« On a eu de beaux moments ensemble. »

L’Auteur :
« Ouais ? »

Le Camping-Car :
« Le petit jour sur le canal de Briare gelé, avec les oiseaux qui chantaient et le disque orange du soleil au-dessus des roseaux, c’était magnifique. »

L’Auteur :
« Tu savais que tu n’allais pas faire ta vie avec Kenji. C’est une location, c’était pas le mariage. »

Le Camping-Car :
« Tu crois qu’il reviendra ? »

L’Auteur :
« Rêve pas. C’est cassé, c‘est cassé, là. »

L'Intendante Terim :
« Bien ! Je propose que nous passions à la partie suivante. »


Quatre :
La faute de Méchain


L’Auteur :
« Face aux citernes de la raffinerie du port de Dunkerque
La Cité des Ingénieurs.
Un lotissement abandonné.
Un terrain de sport où pousse le lilas.

Les Ingénieurs sont partis
Les Ingénieurs ne reviendront pas.
Leurs épouses n’embrasseront plus les Ingénieurs
Le matin, sur le pas de la porte.
Leurs épouses n’étendront plus leur linge face à la raffinerie.

La raffinerie ronfle dans la nuit
Les néons clignotent au-dessus des coursives
Des fumeroles s’échappent du sol.
Le pétrole attend dans les cuves.

La Cité des Ingénieurs
Se cache derrière des rangées de tilleuls.
Leurs branches ont été brisées par la dernière tempête.
Je pousse la grille.
J’avance dans la rue
Dévorée par la nuit
Et les mauvaises herbes

Les vitres des pavillons des Ingénieurs sont couvertes de poussière.
Les portes sont murées.
Les pièces sont obscures.

Devant le dernier pavillon de l’allée
Je m’arrête.
Une lumière allumée, au rez-de-chaussée.
Un homme est assis devant une table.
Il consulte l’écran de son portable
Il ne lève pas le nez de son écran
Quand nous entrons dans son jardin.
Il écrit
C’est la nuit
Il est seul
Il n’a pas peur. »

17arpenteurspoursite.jpg

En six mois, Pierre Méchain installe quatorze stations d’observations sur des montagnes entre Barcelone et le sommet des Pyrénées. Il mesure ainsi la chaîne d’angles reliant ces deux points le long du méridien. Le 28 novembre 1792, il fait allumer des feux indiens sur tous les points d’observations visibles depuis Barcelone. Il vérifie ainsi ses angles.

Les premiers mois de 1793 sont consacrés à la mesure exacte de la latitude du Montjuic. Cette mesure de la latitude de Barcelone - comme celle opérée par Delambre à Dunkerque - est essentielle. De leur précision dépendra l’exactitude du Mètre Universel.

Pierre Méchain est connu dans les cénacles astronomiques pour la minutie de ses observations et sa perspicacité de dénicheur de comètes. Il considère l’arpentage du méridien de Paris comme son Grand Œuvre, celle qui gravera pour l’éternité son nom dans les tablettes de la science. Il dispose avec le cercle répétiteur inventé par l’astronome Borda d’un instrument d’une précision jusqu’alors inégalée. Méchain avec son assistant français, le citoyen Tranchot, et son correspondant espagnol El Capitano Gonzales, installe un observatoire dans la tour de la forteresse. Il opère durant les nuits de janvier et février, mille cinquante observations sur six étoiles différentes.
Au final, son calcul de la latitude du Fort de Montjuic est d’une précision étonnante de l’ordre de 0,01%, soit d’une dizaine de mètres.
Le cœur en paix, le savant s’accorde le 1er mai 1793 un jour de vacance, anticipant d’un siècle la création de ce jour férié. Il ne s’enivre pas dans un cabaret, mais consacre son repos à un délassement utile. Il a accepté l’invitation d’un médecin, le docteur Salva, astronome amateur, inventeur d’un bathyscaphe et d’un prototype de chemin de fer, à visiter une pompe à eau expérimentale. C’est un dimanche. Aucun ouvrier n’est sur le chantier. Les savants entreprennent de faire marcher eux-mêmes la machine. Ils font une fausse manœuvre. Le bras de la pompe s’emballe, se met à tourner follement autour de son axe, et heurte la poitrine de Méchain qui s'était porté au secours de son camarade. Il est projeté à dix mètres et finit son vol contre un mur.
Méchain demeure dans le coma trois jours, perdant des litres de sang par ses oreilles. À son réveil, Salva lui découvre le flanc enfoncé, des côtes cassées, une clavicule brisée en plusieurs morceaux. Méchain, à la suite de cet accident, demeure des années sans plus pouvoir faire usage de son bras droit, qui pendra, inutile à son côté.
La guerre a éclaté entre l’Espagne et la France. On prie Méchain de faire démonter l’observatoire installé dans la forteresse du Montjuic. Il est consigné dans son auberge dans le Barrio Gotico.
Là-haut, sur la terrasse de son auberge, il installe son cercle répétiteur. Il débusque d’abord une ou deux comètes, puis décide de vérifier la latitude de Barcelone.
Pourquoi Méchain entreprend-il de recommencer cette observation ? Parce qu’il s’ennuie dans son auberge ? Parce qu’il doute de ses premières observations ? A-t-il trouvé trop facile la part qui lui revenait dans l’expédition ? Il sait que Delambre descend rapidement le long du méridien. A-t-il peur que son collègue retire seul toute la gloire de l’expédition ?
Son zèle ne sera pas récompensé puisqu’il découvre alors avec horreur une différence de presque cinq pour cent par rapport à ses observations du Montjuic, qui situerait la ville de Barcelone en pleine mer, cinquante kilomètres plus au sud.
À son assistant, Tranchot, il ne dit rien. Peut-être craint-il que le citoyen Tranchot, patriote déclaré, ne lui fasse trancher la tête à son retour en France pour sabotage des mesures du Mètre Universel.
Méchain décide de taire ses doutes quant à ses calculs sur la latitude de Barcelone.


Le Budget :
« Pourquoi on voyage en première classe ? »

L’Auteur :
« L’Intendante t’a déjà expliqué que sur internet, les billets des premières classes sont au même prix que les secondes. »

Le Budget :
« 92€ pour rejoindre Kenji à Carcassonne ! Depuis le début du trajet, tu n’as écrit que neuf lignes. 10 euros et 20 centimes la ligne : tu mènes grand train l’Auteur. »

L’Intendante Terim :
« Budget, ajoute 5.000€ de Raoul l’English sur ta ligne recettes. »

Le Budget :
« C’est pas une co-production ? »

L’Intendante Terim :
« C’est un préachat. »

Le Budget :
« Tu notes tout ce que je dis, là, l’Auteur ? »

L’Auteur :
« C’est le projet. »

Le Budget :
« Tu sais pas quoi dire alors tu notes des trucs sans valeur. »

L’Intendante Terim :
« Tu tiens des estimations de tout, Budget ? »

Le Budget :
« Tout se calcule. »

Le Téléphone Portable :
« Ma mémoire SMS est saturée à plus de 95%. »

L’Intendante Terim :
« Qui es-tu, toi ? »

Le Téléphone Portable :
« Je suis le téléphone portable de l’Auteur. »

L’Intendante Terim :
« Toi aussi tu parles dans le spectacle ? »

Le Téléphone Portable :
« Un téléphone c’est fait pour parler à distance. Un téléphone portable pour parler tout le temps. »

L’Intendante Terim :
« Pourquoi ta mémoire SMS est-elle saturée à plus de 95% ? »

Le Téléphone Portable :
« Parce que l’Auteur garde en mémoire les SMS de ses amoureuses. »

L’Auteur :
« J’ai passé une demi-heure au départ de la Gare de Lyon à supprimer des messages.
Tu es vraiment indiscret, toi. »

Le Téléphone Portable :
« Je suis un téléphone portable. »

Le Budget :
« Tu as assez de points pour te faire proposer un portable neuf à un euro. Appelle ton opérateur avec l’autre vieux bouzin, et bazarde-le pour un modèle plus performant. »

Le Téléphone Portable :
« Pourquoi il me jetterait ? Je marche très bien ! »

L’Auteur :
« Je n’ai pas à justifier tout ce que je fais. »

Le Téléphone Portable :
« Mais il m’éteint ! »

Le Budget :
« Il m’a laissé sur la tablette. »

L’Intendante Terim :
« Il est parti boire un café en voiture 4. »

Le Cahier :
« Il ne m’a pas pris avec lui. »

L’Intendante Terim :
« Qui es-tu toi encore ? »

Le Cahier :
« Je suis le Cahier où il écrit son journal. »

L’Intendante Terim :
« Tu as quelque chose à raconter toi aussi ? »

Le Cahier :
« Je suis votre porte-parole depuis le début de cette aventure, je vous ferai remarquer. »

L’Intendante Terim :
« Fais pas ton malin. Qu’est-ce que tu nous racontes ? »

Le Cahier :
« L’Auteur a retrouvé l'autre jour au café la fille rousse qui lit. »

L’Intendante Terim :
« Ah, ouais ? »

Le Cahier :
« Il lui a apporté une traduction de l’"Ulysse" de Joyce. »

L’Intendante Terim :
« Ah ouais ? »

Le Cahier :
« Ils ont discuté, mais il n’a rien noté concernant cette discussion. »

Le Budget :
« Encore un temps improductif. »

Le Cahier :
« Ah, si. Un petit truc. La fille rousse s’est intéressée à moi. Elle lui a demandé à quoi correspondent les changements de couleur dans le cahier. »

Le Budget :
« L’Auteur achète ses stylos chez Muji, alors qu’il y a des bic en promo chez Office Dépôt. Mais moi, il m’imprime en version brouillon pour économiser l’encre. »

L’Intendante Terim :
« Et t’as répondu quoi ? »

Le Cahier :
« Tu le sais. Une couleur différente par jour. »

Contraint de passer par Pise pour rejoindre la France en évitant les combats dans les Pyrénées et le blocus naval, Méchain attend un an en Italie.
De retour à Marseille, il n’est pas guillotiné, mais au contraire accueilli, fêté, et récompensé. Le Directoire a succédé au Comité de Salut Public. Il faut remplacer le personnel scientifique décimé par la Terreur. Il est nommé à la direction de l’Observatoire de Paris.
Cette nomination le panique encore plus. Prétextant la nécessité de poursuivre son arpentage, il traîne un an à Marseille, puis va se terrer à Carcassonne. Là, arguant de prétextes variés (conditions météorologiques défavorables, difficulté de trouver les ouvriers, mauvaise volonté des autorités locales à le seconder etc), il n’opère aucune observation pendant deux ans. Il demeure enfermé dans sa chambre à refaire jour et nuit ses calculs, cherchant à comprendre d’où provient son erreur.
Delambre comme tout le personnel de l’Observatoire s’inquiète de cette éclipse prolongée de son collègue. Il lui propose de le rejoindre pour l’aider à finir son segment. (Il a pour sa part arpenté l’ensemble du méridien de Dunkerque à Rodez). Méchain refuse. Delambre va voir Thérèse Méchain, la femme de l’astronome, que ce dernier n’a pas visité depuis six ans pour la convaincre de ramener son époux à la raison et au travail

 

.20arpenteurspoursite.jpgL’Écureuil :
« Ça y est ? C’est bon ?
Vous avez bien rigolé ?
Je peux remonter dans mon arbre ?
Un écureuil qui se casse la gueule, c’est rigolo ?
Vous l’Arpenteur, là en bas, vous l’avez dans la boîte ?
C’est un bon matériau sonore que vous avez collecté là ?
Vous êtes fier de vous ?
Et là vous faites quoi ?
Vous continuez à enregistrer ? »

L‘Arpenteur :
« J’enregistre ce que tu me dis, l’Écureuil. »

L’Écureuil :
« Je vous ai rien demandé.
Je vous ai jamais invité à venir, la nuit, dans la forêt, interrompre mon sommeil, pour m’enregistrer me casser le gueule de ma branche. »

L’Arpenteur :
« Je voulais témoigner de ta vie, Écureuil. »

L’Écureuil :
« Ma vie !
Qu’est-ce qu’elle a ma vie ?
Elle est pas intéressante ma vie.
Tout le monde la connaît ma vie.
L’été, je ramasse des noisettes.
Ça me prend beaucoup de temps, de travail.
C’est du souci.
Le soir, je suis fatigué.
J’essaye de dormir la nuit.
Le matin, je me lève tôt, je recommence les noisettes.
L’automne, je planque mes noisettes. Je suis tout le temps à la bourre. Si je ramasse pas les noisettes, en hiver, je crève, alors je ramasse et je planque mes noisettes. C’est comme ça. Je suis pas un poète.
Je devrais organiser un collectif d’écureuils de la Creuse ? Mutualiser mes noisettes avec les autres écureuils ? Ben voyons ! Je vais vous dire un truc. Les autres écureuils, je les aime pas trop. On fait tous la même chose. On est en concurrence au niveau des noisettes. Au printemps, c’est le pire. On se bat pour les femelles. Bon, bref, voilà, ensuite, on a des gamins, on élève les gamins, on les nourrit, on les protège, ça prend du temps, c’est ingrat, quand les petits sont partis on les revoit plus. Les jours passent, c’est l’été, je recommence les noisettes et cætera.
L’imprévu, c’est vous. Vous vous pointez la nuit, je suis ébloui par votre lampe frontale, je sursaute, je m’enfuis, la nuit c’est pas mon truc, la nuit, je dors. Je trébuche, je me casse la gueule de l’arbre, vous enregistrez ma chute, vous allez la faire écouter à vos spectateurs, ils vont rigoler, vous aurez pas perdu votre soirée. »

L’Auteur :
« Ce matin, je n’ai pas entendu le réveil sonner à sept heures trente. J’ai été réveillé à neuf heures par les cris des enfants dans l’escalier. Tout de suite, j’ai songé : Une heure trente de retard. J’ai vite pris mon petit-déjeuner, ma douche.
À la terrasse du café, j’ai rédigé deux pages. De retour à l’appartement, j’ai retranscrit trois journées.
Clara la lectrice rousse m’a rendu le tome 2 de l’"Ulysse" de Joyce. Elle m’a offert en même temps un exemplaire de "Sous le volcan" de Malcolm Lowry. Elle a commencé aujourd’hui de lire "Lisbonne" de Pessoa.
À mon appartement, j’ai passé l’après-midi à corriger le dossier des Arpenteurs. Mon agenda de lundi annonçait une appétissante absence de rendez-vous me permettant enfin d’avancer dans mon dossier en retard. »

Le Cahier :
« Il a passé toute la journée avec l’autre connard ? »

L'Intendante Terim :
« Le dossier ? »

Le Cahier :
« Ça va durer longtemps cette histoire ? »

L'Intendante Terim :
« On a fini. Je tire le dossier et l’expédie demain au Cabinet des Arts et Réjouissances. C’est une affaire classée. »

L’Ermite de Vernon :
« Un artiste n’a pas à écrire des projets. C’est une activité de tafiole. Un artiste, il ne demande pas l’autorisation de faire. Il fait. »

L’Auteur :
« En fin d’après-midi, j’ai repris les liasses de textes du journal lus par l’Intendante Terim et j’ai entrepris de les corriger au regard de ce que j’ai entendu. À vingt heures, je me suis réchauffé une tarte aux poireaux.
Après mon dîner, j’ai ouvert mon ordinateur et retranscrit de nouvelles pages du journal jusqu’à minuit. Au fur et à mesure de mes corrections, je me demandais encore : « Quelle dette est-ce que je paye par mon travail ?  Quelles instances est-ce que j’essaye d’apaiser ? À qui est-ce que je veux prouver ma fiabilité ? »

Le Budget :
« Voilà un rendement enfin pas trop mal optimisé. Bien. Tu peux dormir à présent. »

L’Écureuil :
« J’ai appris que vous allez diffuser le son de ma chute au Théâtre du Grand Bocal? »

L’Intendante Terim :
« Tu réclames des droits d’auteur sur ta performance ? »

L’Écureuil :
« C’est quand même moi qui tombe de l’arbre. Peut-être que je vais rester avec une invalidité permanente. »

L’Intendante Terim :
« Qu’est-ce que tu veux ? »

L’Écureuil :
« Un an de provision de noisettes livrées directement dans mes cachettes. Et un droit de regard sur l’utilisation que vous faites de mon image. »

L’Arpenteur :
« Tu n’as pas d’image. Tout s’est passé la nuit. »

L’Écureuil :
« Je veux contrôler ce que vous faites de ce que je raconte, et que l’autre, là, il note sans arrêt. C’est de la cruauté envers un animal de vous emparer du son de la chute d’un écureuil sauvage pour amuser les spectateurs! »

L’Intendante Terim :
« Tu es casse-noisettes avec tes revendications. »

L’Écureuil :
« Vous me refusez le droit à m’exprimer en plus ? »

L’Intendante Terim :
« Tu veux t’exprimer ou tu veux des noisettes ? »

L’Écureuil :
« Je veux les deux. »

Le Budget :
« Tu dis n‘importe quoi, le plumeau ! »

L’Écureuil :
« Je veux la même vie que vous. Je veux me tenir sur la branche, inviter les spectateurs en bas le soir. Tomber. Les faire rigoler. Ne plus avoir à chercher des noisettes tout l’été. Mais m’entraîner tranquillement à tomber de la branche sans me faire mal. »

L’Intendante Terim :
« Qui va ramasser des noisettes pour ton vilain museau ? »

L’Écureuil :
« Vous. C’est vous qui le ferez. Ce n’est rien pour vous. »

Le Budget :
« Tu connais une ligne budgétaire qui s’appelle "Rien", le Bouffeur de Noisettes ? »

L’Écureuil :
« Pour cinq euros dans un hypermarché, vous avez de quoi me nourrir pendant un an. Pourquoi vous le feriez pas ? »

L’Arpenteur :
« Et pourquoi on le ferait pour toi ? »

L’Écureuil :
« Parce que c’est moi qui suis tombé de la branche. »

L’Arpenteur :
« Pourquoi on le ferait pas pour tous les écureuils ? »

L’Écureuil :
« Un écureuil, c’est fait pour ramasser des noisettes. »

L’Arpenteur :
« Et toi, tu n’es pas un écureuil ? »

L’Écureuil :
« Je suis un écureuil particulier. »

L’Arpenteur :
« Parce que tu es tombé de la branche, ou parce que tu ne veux pas ramasser de noisettes ? »

L’Écureuil :
« Les deux. »

Le Budget :
« Tu imagines vraiment que l’Intendante va satisfaire tes revendications, la Moumoute ? »

L’Écureuil :
« Si je suis là, c’est qu’elle a accepté. »

L'Auteur :
« Si moi l'Auteur, je n’écrivais pas sur ton cas, l’Écureuil, tu ne serais qu’un bon souvenir de rigolade. »

L’Écureuil :
« Je vais monter mon propre théâtre dans la forêt. Ma chute sera le clou du spectacle. On viendra de très loin assister à ma performance. »

L’Intendante Terim :
« Les cirques sont pleins d’animaux qui font des tours plus intéressants que les tiens. »

L’Écureuil :
« Les forêts sont pleines d’écureuils qui ramassent les noisettes plus efficacement que moi. »

L’Intendante Terim :
« Et alors ? »

L’Écureuil :
« Je suis le seul écureuil à revendiquer la chute de l’arbre comme un art. »

L’Arpenteur :
« Bientôt tu vas prétendre que c’est toi qui m’a engagé pour enregistrer ta chute. »

L’Écureuil :
« Vous voyez ? Vous le reconnaissez vous-même. »

Le Budget :
« Et c’est qui qui paye l’enregistreur NH4 ?! C’est qui qu’a payé l’Arpenteur ? C’est qui qui nous paye tous là, pour t’écouter dégoiser tes salades, l’Éclopé ? »

L’Écureuil :
« On peut signer un contrat de coproduction ensemble. Je prends cinquante pour cent des recettes pour mon idée d’envoyer des Arpenteurs le long du méridien de Paris enregistrer la chute d’un écureuil de son arbre. »

L'Auteur :
« L’Écureuil ! Le voilà le Graal que nous allons apporter au Baron des Flandres! »

Thérèse Méchain est âgée de trente-cinq ans à l’époque des faits. Elle est mère de deux enfants. Elle est astronome elle aussi et en l’absence de son mari, l’a suppléé pour assurer l’observation régulière des éclipses de la lune. Elle accède à la demande de Delambre et lui écrit au moment de partir :
« … je ne veux pas lui faire perdre un quart d’heure ; je le verrai sur les montagnes, je coucherai sous la tente, dans une métairie, j’y vivrai de fromages et de lait, avec lui je suis bien partout, le jour nous travaillerons ensemble et les nuits suffiront à nos entretiens. J’espère en l’estime et l’entière confiance qu’il a en moi, je me flatte de dissiper ces idées fâcheuses qui le rongent et le détournent malgré lui de son objet. Quand je le quitterai, il sera prêt de passer entre vos mains, et à nous deux, nous parviendrons à le régénérer. Voilà malheureusement tout ce qui est en mon pouvoir, le dernier de mes efforts pour le bien du service, pour l’intérêt de mon mari, pour la gloire. »


Le Budget :
« Depuis quelques minutes, j’observe que vous laissez l’Écureuil occuper un pourcentage important de ces pages. Je trouve cette place disproportionnée par rapport à la taille de l’animal et à la minceur de son discours. C’est une feignasse et c’est tout.
Et moi, en revanche, je me vois restreint à la portion congrue. Pourtant, c’est moi, le Budget, la vraie plus-value de votre spectacle. Au reste, lors de ses rendez-vous institutionnels l’Intendante Terim ne manque jamais d’évoquer ma singularité. Tout le monde s’étonne de m’entendre parler. D’aucuns disent que je ne suis pas dénué d’une certaine éloquence…
Quoi, je n’ai plus le temps ? Mais j’ai à peine commencé à prendre la parole ! Je croyais que le long du méridien tout pouvait prendre la parole ? C’est de la publicité mensongère, ce slogan ?
Je la ferme alors? Comment je fais pour que vous consentiez à me sacrifier quelques minutes de votre précieux temps ? Il faut que j’achète une page de publicité pour avoir le droit de m’exprimer dans votre spectacle ? »

Nouveaux atermoiements. Delambre descendu de Paris attendra trois mois Méchain qui lui écrit quotidiennement qu’il arrivera le lendemain à Rodez.
Finalement, ils se rejoignent dans cette ville. L’arpentage du méridien est achevé. Ils arrivent ensemble à Paris le 16 novembre 1798, six ans après leur départ. Là, un congrès de savants internationaux attend patiemment depuis presque un an le retour de Méchain. Leurs résultats sont examinés, le mètre est publié. Les étalons sont exposés dans les espaces publics.
Méchain n’aura de cesse que de retourner en Espagne sous le prétexte de poursuivre le méridien jusqu’aux Baléares. Malgré les conseils de ses compagnons, il s’obstine à poursuivre ses travaux en plein été dans les marais miasmatiques du sud de Barcelone, attrape la fièvre tierce et meurt le 20 septembre 1804.
Quand Delambre examine enfin les cahiers d’observations de Méchain, document que celui-ci s’est toujours refusé à communiquer de son vivant, il découvre que ses observations, notées au crayon papier ont été effacées, corrigées à de nombreuses reprises afin de donner un résultat cohérent avec la latitude de Barcelone.
Le Mètre Universel est donc faux. Il varie de 0,2 millimètres par rapport à ce qu’il aurait du être.
Que faire ?
0,2 millimètres, c’est l’épaisseur d’une feuille de papier. C’est peu, mais rapporté sur de longues distances, ce n’est pas négligeable. C’est la variation observée entre les étalons des anciennes toises de Paris et dont se plaignaient les cahiers de doléances.
La légitimité du mètre est remise en question. La mesure n’est plus universelle, valable en tout lieu et en tout temps, elle est une approximation parmi d’autres de la taille de notre planète.
Delambre doit décider. Soit dénoncer les falsifications de son collègue, soit se taire.
Il décide de se taire.
Pourquoi ?
D’abord, Delambre avait compris que les méridiens n’étaient pas égaux, et que la Terre, loin d’être un sphéroïde parfait était bosselée, inégale, grumeleuse : c’est la découverte essentielle de cette expédition, découverte que ne voulut, ou ne sut pas voir Méchain.
Par ailleurs, Delambre contrairement à Méchain, ne s’était pas identifié absolument à sa mission, à son projet. Peut-être avait-il senti ce que cette culture du projet, qui instaure une équation absolue entre le porteur de projet et le projet avait d
e pernicieux. Peut-être avait-il pressenti que cette culture du projet était avant tout une culture du mensonge…

Les Enfants :
« Nous sommes dehors. Ouvre-nous ta porte »

L’Auteur :
« Qui êtes-vous ? »

Les Enfants :
« Tes enfants. »

L’Auteur :
« Je n’ai pas d’enfant. Passez votre chemin. »

Les Enfants :
« Tu ne vas pas nous fermer la porte au nez ? »

L’Auteur :
« Entrez.
Trouvez-vous une place à table. Dites au Cahier de se pousser, et au Budget d’arrêter de se prélasser sur la méridienne. »

Le Budget :
« Vous êtes nombreux les avortons ? »

Les Enfants :
« On est un certain nombre. »

Le Budget :
« Moi, j’aime les nombres certains. »

L’Auteur :
« Qu’est-ce que vous voulez ? »

Les Enfants :
« On vient t’accuser.
On t’accuse de ne pas avoir d’enfants. »

L’Auteur :
« C’est un crime ? »

Les Enfants :
« Dans une certaine mesure oui. »25arpenteurspoursite.jpg

 

L’Affiche :
« Tu t’es décidé ? »

Les Enfants :
« C’est qui cette limande ? »

L’Auteur :
« C’est l’Affiche pour le Grand Bocal. »

L’Affiche :
« Alors, c’est quoi mon titre ? »

Les Enfants :
« Ton titre, c’est « Les Arpenteurs ». Maintenant, dégage, on cause avec Papa. »

L’Affiche :
« Minute, mes chérubins. Les Arpenteurs, c’est un mot que personne ne connaît. Je veux un titre que les gens comprennent tout de suite quand ils me voient dans les couloirs du métro. Ils sont pressés. Ils n’ont pas le temps de réfléchir. Ce que j’annonce doit être simple, rapide, efficace. »

L’Auteur :
« J’adorerais te donner un titre simple, rapide, efficace. Vraiment, je préfèrerais écrire des trucs simples, rapides, efficaces. Je serais aux anges si ma vie pouvait être simple, rapide, efficace. »

L’Affiche :
« Je ne veux pas être un gribouillis avec pleins de mots que personne ne regarde. »

L’Auteur :
« Tu me prends la tête. »

L’Affiche :
« On est comme ça, nous autres les affiches. On prend la tête des gens. »

L’Auteur :
« Jamais vous imaginez être autrement que ce que vous êtes ? »

Les Enfants :
« On t’accuse de refuser de t’imaginer comme père. »

L’Auteur :
« Aille. »

Les Enfants :
« On t’accuse de préférer tes pestacles à nous. On t’accuse de viser l’immortalité grâce à tes pestacles. On t’accuse de penser que tu contrôles mieux la postérité de tes pestacles que celle de tes enfants. »

L’Auteur :
« Les spectacles sont aussi chiants que vous. Certains naissent souffreteux, tout le temps malades… »

La Mère de l'Auteur :
« Comme toi mon fils. Otite sur otite quand tu étais petit. Tout le temps à l’hôpital. Un jour, j’ai fini par écrire sur mon carnet : Je commence un peu à me décourager… »

L’Auteur :
« … d’autres jaillissent comme des mauvaises herbes et grandissent sans soin. Les spectacles finissent par s’émanciper. S’ils doivent être heureux, ils sont heureux, s’ils doivent être aimés, ils sont aimés. Tant que quelqu’un les désire, ils vivent. Quand plus personne ne veut d’eux, ils meurent.
De quoi m’accusez-vous pour finir ? »

Les Enfants :
« On t’accuse d’avoir peur qu’un jour, nous t’accusions. »

L’Auteur :
« Répétez-moi ça. »

Les Enfants :
« On t’accuse d’avoir peur qu’un jour, nous t’accusions. »

L’Auteur :
« Avec l’Intendante Terim dans une salle obscure où sont exposés de vieux appareils de cinéma.
Moi :
Si on retrouvait les anciennes pellicules des opérateurs Lumière tournées le long du méridien en Algérie, quel coup de théâtre ce serait pour notre spectacle !
Au milieu de la salle d’exposition, nous croisons le nouveau directeur du Théâtre de l'Odéon, Michel Platini. Nous ne nous saluons pas. Michel Platini revient sur ses pas. »

Michel Platini:
« Puisque nous allons être amenés à travailler dans le même théâtre, autant clarifier les choses. Soit on fait comme si on ne se connaissait pas, soit on renoue notre amitié. »

Les Enfants :
« Tu dis avoir brûlé de nombreux manuscrits et retiré de la joie de cet acte. »

L’Auteur :
« Oui. »

Les Enfants :
« Pourquoi tu les as écrits s’ils étaient pas bons ? »

L’Auteur :
« Comment je pouvais savoir qu’ils seraient ratés avant de les avoir écrits ? »

Les Enfants :
« Et nous, on peut être que ratés, donc tu n’essayes même pas. C’est ça ? »

L’Auteur :
« C’est ça. »

Les Enfants :
« Les enfants, ça s’éduque, non ? »

L’Auteur :
« C’est bien ce que je dis. Ça ne peut qu’être raté. »

Les Enfants :
« Tu ne veux donc rien laisser sur Terre ? »

L’Ermite de Vernon :
« Tu as peur que tes enfants, tes petits-enfants quand ils tomberont sur tes manuscrits, en lisent quelques pages avant de les reposer en disant :
Il était bien gentil, mais ce n’est pas terrible ce qu’il écrivait. »

L’Auteur :
« Dans ma chambre, autour de mon lit, sont rassemblés mon père, ma mère, ma sœur, mon frère, ma belle-sœur, mon beau-frère, mes neveux.
Moi :
Ça suffit ! Allez-vous en ! C’est ma chambre !
À mon père :
Et pourquoi tu continues à me regarder sans rien dire, toi ? Tu es mort. Qu’est-ce tu veux encore ?
À ma mère :
Vous voulez que je parte, c’est ça ? Que je vous laisse ma chambre ? Vous avez besoin de ma chambre pour faire des travaux ? C’est pas la peine de venir à huit pour me le signifier. J’ai compris. Je m’en vais. »

La Mère de l'Auteur :
« Pourquoi faut-il toujours que tu prennes mal les choses ? »

Les Enfants :
« On t’accuse de ne pas vouloir être chef de famille. »

L’Auteur :
« Ça aussi c’est un crime ? »

Les Enfants :
« C’est une désertion. »

L’Auteur :
« Je ne veux pas. Oui, c’est sûr, je ne veux pas. »

Les Enfants :
« On te demande : pourquoi ? »

L’Auteur :
« Je ne veux ni donner des ordres, ni en recevoir. »

Les Enfants :
« C’est pourtant toi le Chef des Arpenteurs ? »

L’Auteur :
« Qu’attendez-vous pour me passer les menottes ? »

Les Enfants :
« Trop facile ! Tu ne vas pas t’en tirer avec une simple condamnation. On commence à peine de t’interroger. »

L’Auteur :
« C’est l’enfer. »

Les Enfants :
« C’est la vie. Tu devrais la prendre avec plus d’humour et de philosophie. »

L’Auteur :
« Qu’est-ce qu’il y a avant la vie ? »

Les Enfants :
« Les Limbes. »

L’Auteur :
« C’est là que vous habitez, Mauvaises Graines ? »

Les Enfants :
« Oui. »

L’Auteur :
« Ça ressemble à quoi ? »

Les Enfants :
« Les Limbes ressemblent exactement au monde que tu rêverais pour nous. »

L’Auteur :
« C’est une sorte de Paradis ? »

L’Ermite de Vernon :
« Le Paradis, c’est beaucoup plus long que les Limbes. Les Limbes disparaîtront avec toi, mais ton Paradis, tu l’auras pour l’éternité. Le Paradis est individualisé. Tu auras au Paradis tout ce que tu auras désiré à l’instant de mourir, rien de moins, rien de plus. Si tu veux quarante-deux superbes créatures, tu les auras. Mais tu les auras pour l’éternité, et tu ne pourras pas en changer. »

L’Auteur :
« Je propose une minute de silence pour méditer chacun à ce que nous aimerions trouver au Paradis de l’Ermite de Vernon.
Silence autour de la table.
Me voilà en route à mon tour. Je remplace Mathias, le septième Arpenteur, qui a fait défection au dernier moment. Parti de Barcelone, je marche en direction du sommet du Mont Canigou où s’est arrêté Hervé, le quatrième Arpenteur. Je gravis les montagnes d’où Pierre Méchain a fait ses observations en 1792.
Je marche sur le sentier en compagnie de l’astronome.
Pourquoi tu n’as pas tout dit à Delambre ?
Nous montons vers le Mont Matas au nord de Barcelone. Comme à son habitude, Méchain me répond par un silence morose.
Les parfums des fleurs deviennent à chaque détour du sentier plus véhéments.
Un VTTiste nous dépasse.
Nous suivrons jusqu’au bout la trace de ses roues dans la poussière.
C’est le chemin que tu prenais le matin ? Tu dormais au couvent qu’on voit là?
Silence de Méchain. Il regarde ses souliers se poser sur les cailloux.
C’est lourd un cercle répétiteur ? Tu le chargeais sur un âne ?      
La fin du sentier serpente entre des vignes. Arrivé au sommet, je découvre un mirador de métal.
Le cercle répétiteur, tu l’as bien posé là ? C’est Tranchot qui le montait selon tes instructions ? Pourquoi ne l’as-tu jamais laissé faire des observations ? Il était compétent. Il avait cartographié la Corse. Il t’en a beaucoup voulu, tu sais ?
Méchain ne répond pas.
Montserrat c’est lequel des sommets ? Celui-là ? Matagalls, c’est par là ?
Méchain préfère ne pas répondre à des questions aussi niaises.
Tu pressentais que le mètre ne pouvait pas être exact ?  Tu ne savais pas quoi faire de ta découverte de l’inégalité des méridiens ? Tu appréhendais le scandale si les citoyens avaient su que le Mètre Universel ne pouvait pas exister ?  C’est pour ça que tu ne sortais pas de ta chambre d’auberge à Carcassonne ?
Alors que nous descendons d’un pas rapide le sentier où les premières gouttes s’écrasent dans la poussière, je crie à Méchain :
Le Projet, c’est l’ennemi !
Il ne répond pas. Il vient de disparaître derrière le coude du sentier. »

Interlude :

Le Renard :
« Avant, je pénétrais par effraction dans vos poulaillers et j’égorgeais vos poules. J’en égorgeais plus que je n‘en pouvais manger. Tel était mon bon plaisir.
Vos chiens quand ils m’attrapaient me cassaient les reins sans autre forme de procès.
J’ai toujours été un solitaire. Je n’offrais pas d’attention à l’éducation de mes petits. Ils surveillaient mes rapines de loin, venaient lécher le sang de vos poules égorgées.
Aujourd’hui, vos poules sont protégées par des murs de béton. Dans l’enceinte de ces forteresses, beaucoup de viande blanche grouille paraît-il sous les néons. Elles ont une croissance accélérée, une mort tranquille.
Je ne suis pas un travailleur. Creuser un tunnel sous leur chape de béton pour aller massacrer ces malheureux déplumés ça n’est pas pour moi.
Je fais simple. Au crépuscule, je m’approche de votre village ; lorsque retentit le générique de "Plus belle la vie", je me glisse vers les containers du tri sélectif, je soulève le couvercle vert, et je fouille là-dedans. Je renverse sans vergogne le réceptacle à ordures, et disperse tout ce qui m’indiffère pour me goberger des fonds de sauce Findus, des Picards périmés, et des pizzas grignotées par les enfants. Repus, je m’éloigne sur la route.
Avant, nul n’aurait hésité à me tuer. Un nuisible. Je savais bien qui j’étais. Un coup de carabine rendait hommage à ma méchanceté.
Aujourd’hui, ce qu’on craint de moi, ce ne sont plus mes crocs, mais ma pisse. On interdit aux enfants de ramasser des baies maculées de mon urine.
Un jour, je me présenterai enragé, la bave aux lèvres à l’entrée de votre village. Les anciennes terreurs reviendront. On se cloîtrera. On enfermera les enfants à l’intérieur. On me laissera la rue, où je hurlerai ma rage.
Une camionnette de la Gendarmerie finira par se présenter. Méthodiquement, on prendra position autour de moi. Posément, on me visera.
Or donc, voilà ce que je transmets à mes renardeaux : les poubelles et la rage. »


Cinq :
Final. Retour au Val d'Orge. La Base Aérienne désaffectée


Le Capitaine de l’Armée de l’Air :
« Le méridien passe entre les trois tours radars. Les pistes ont été tracées au plus loin des clochers des quatre communes. En 1938, création du champ d’aviation. C’était une grande prairie juste balisée, avec une tour de contrôle et des hangars.
Regardez la piste d’atterrissage. Trois kilomètres de long. C’est exceptionnel. Les premiers avions à réaction ont été testés ici.
La piste est abandonnée. Les panneaux de signalisation ont été démontés. J’ai dévissé les plaques posées aux emplacements des crashes des pilotes d’essai. Elles reposent dans mon bureau.
Voyez l’extrémité de la piste.
Mille sept cent cinquante balises lumineuses en seuil de piste. Et puis, encastrés dans l’asphalte, les balisages centraux, latéraux. Ils avaient quatre taux de brillance. On variait à la demande du pilote. Quand on marchait sur la piste éclairée la nuit, on foulait un nuage de lumière. »

La Piste d’Aviation :
« Tu marches sur ma surface de béton.
Comme au premier jour
Tu es impressionné.
Un piéton n’a pas sa place ici.
Pas de dimension humaine.
Une piste, c’est pas une route qu’on piétine.
C’est une surface qu’on effleure.
À mes amants les pilotes
Je réclame de la délicatesse.
Une caresse trop appuyé ou trop timide
C’est le crash. »

Le Capitaine de l’Armée de l’air :
« Voyez l’usine à oxygène.
Voyez les hangars à accus
Voyez la centrale électrique
Voyez la zone radar
Voyez la butte de tir
Voyez le berceau des réacteurs
Voyez la tour d’essai des sièges éjectables
Voyez la chambre sourde de Thomson
Voyez la triple enceinte barbelée du Système Dernier Recours
Voyez, là ce sont les chenils des chiens de patrouille.
Voyez l’accroche en forme d’aile des lampadaires. »
Voyez :
Les phares de la piste d’approche sont démontés.
Voyez :
Le taxiway sert de route d’entraînement
Aux cow-boys de la BAC.
Voyez les chemins de câble défoncés
- Des gitans venus des camps alentours
Passent sous les grillages la nuit
Ils arrachent les câbles de cuivre -. »

Pierre Méchain :
« J’observe que vous notez vos rêves, Monsieur ? »

L’Auteur :
« Tu parles toi, maintenant ? »

Pierre Méchain :
« Il me semble qu’il règne le long du méridien une sorte d’anarchie qui autorise tout un chacun à prononcer son opinion sur quelque sujet que ce soit. Aussi, je ne juge pas incongru dans ce pandémonium d’exprimer à mon tour ma requête. »

L’Auteur :
« Parle, Pierre Méchain, je t’écoute. »

Pierre Méchain :
« Je vous encourage, puisque vous me le permettez, Monsieur, à utiliser l’ouvrage où vous m’avez fait la grâce de me faire figurer, pour faire œuvre d’instruction et à ne point vous disperser dans des à-côtés saugrenus ou de fantaisie. Que ne racontez-vous à votre auditoire comment le peuple qui avait réclamé une mesure universelle dans les cahiers de doléances a refusé d’utiliser le Mètre Universel ? Voilà qui éclairerait l’entreprise sous un jour intéressant. Vous pourriez illustrer votre propos en présentant l’exemple de ce seigneur possédant des terres dans le Berry et la Beauce : du jour où il pu comparer avec la même mesure les rendements respectifs du travail de ses paysans, il les mit, pour leur plus grand dépit en concurrence. Vous démontreriez que le Mètre Universel n’a pas concouru au bonheur des hommes, mais à la compétition de tous contre chacun. Vous concluriez en montrant à vos spectateurs ce que la République a offert à l’humanité : un trébuchet commun qui permettait à tous les citoyens de se comparer dans l’inégalité de leurs moyens. »

L’Auteur :
« Que n'as-tu écrit ce beau discours de ton vivant, Pierre Méchain? »

Le Capitaine de l’Armée de l’Air :
« Écoutez : une alouette en vol stationnaire au dessus de la piste. Elle chante pour attirer les prédateurs et les éloigner du nid.
Vous entendez au loin ?
C’est le flux du soir sur la Francilienne. »

Les Axes Routiers :
« Nous sommes les îlots directionnels
Nous sommes les bretelles d’accès
Nous sommes les voies de contournement
Nous sommes les axes routiers
Nous terminons la ville.
Nous contenons le ressac lourd des pavillons qui s’avancent
Le recul ordonné
Des champs et des forêts.
L’absorption programmée
De la Base Aérienne. »32arpenteurspoursite.jpg

Le Capitaine de l’Armée de l’Air :
« Voyez le marquage au sol.
Les tanks de l’Armée de Terre répètent ici pour le défilé du 14 juillet.
Là, nous nous tenons sur l’emplacement de la tribune présidentielle.
Voyez le défilé des chiffres qui se met en place en bout de piste. »

Le Budget :
« En ligne, bataillons de charges !
À mon commandement, régiments de frais fixes !
En avant escouades d’imprévus
Ouvrez la marche aux masses salariales ! »

Le Capitaine de l’Armée de l’Air :
« Voyez le cortège qui s’ébranle sur la piste :
D’abord la procession des moines, en robe de bure, la corde au cou, encadré par des écoliers férule dans une main, sécateur dans l’autre
"À bas le collège de Pouillerie !" crient-ils
Ensuite, la sage théorie des Ingénieurs et leurs femmes
Observez la cohorte des cahiers
Noirs comme des polytechniciens.
Ils sont suivis par les rangs désordonnés
Des stylos et des ouvriers de couleur
Des lectrices à la terrasse des cafés
Admirez ce camion dont la plate-forme est recouverte de mirabelles souriantes sous la bannière :
"Fières d’être offertes !"
Voyez : les pensionnaires de la Maison Russe
Avançant en un grand fracas de déambulateurs.
Les soldats mutinés montés sur les tracteurs ont fraternisé avec les chasseurs avinés de La Courtine.
Ils tirent des salves de kalachnikov vers le ciel.
Remarquez les espagnols, les arabes, les noirs, les ex-polaires, les manchots-empereurs. Tous ont quitté leurs pays situés sur le méridien pour défiler ici en rang serrés. »

Les Axes Routiers :
« Nous autres les axes routiers
Voilà ce qu’on pense :
Vous autres les humains
Vous êtes trop timorés.
Prenez-nous.
Prenez la rue.
Restez pas chez vous.
Prenez-nous.
Prenez la rue. »

Le Capitaine de l’Armée de l’Air :
« Remarquez les nuages de fumées noires qui s’élèvent vers le ciel.

Les Déchets Ultimes :
« Nous ne voulons pas être consommés et recyclés !
Nous voulons nous enflammer dans les hypermarchés ! »

Les Véhicules Poubelles alimentés au gaz de récupération :
« Ce soir, tout hurle !
Demain tout brûle ! »

Le Capitaine de l’Armée de l’Air :
« Écoutez les gargouilles rassemblées autours des buchers de palettes.
Écoutez ce qu’elles vocifèrent : »

Le Chœur des Gargouilles :
« Toi, l’ouvrier municipal ! Tu coupes l’eau sur l’aire de stationnement. Que l’insomnie te poursuive !
Toi, le fonctionnaire de la voirie ! Tu fais poser des plots de béton sur les contre-allées de la Zone d’Activité afin d’interdire tout stationnement prolongé. Que tes tendons pourrissent dans tes genoux et que tu sois terrassé !
Toi, l’architecte ! Tu calcules l’inclinaison des trottoirs devant les magasins et la largeur des marches d’entrée des immeubles afin que nul ne puisse s’asseoir là. Que l’arthrose puis l’arthrite tordent tes doigts et te rendent inapte à porter une cuillère à tes lèvres !
Toi, le designer de mobilier urbain ! Tu dessines des bancs où il est impossible de s’allonger pour dormir. Qu’une barre en métal remplace ta colonne vertébrale et t’interdise tout confort assis, debout, ou couché!
Toi, l’élu municipal ! Tu demandes aux forces de l’ordre l’expulsion des gens du voyage et interdit la mendicité. Que la fièvre et le froid te transissent ! Claquent tes dents, coule ta sueur, s’amollissent tes os, pourrissent tes entrailles, crève d’incontinence et sois enterré dans tes excréments ! »

Le Capitaine de l’Armée de l’Air :
« Écoutez le tonnerre qui gronde, voyez le ciel qui se froisse comme un papier, les trombes qui s’abattent sur la piste, et l’eau qui mugit sous terre, sur le macadam et dans l’air.
Corrodez ! Rouillez ! Rongez ! Repoussez ! Submergez !
Les bassins de contention débordent : des torrents de boue dévalent vers Paris. La lie de la société bientôt s’engouffrera dans les boutiques du centre-ville et emportera les stocks bien rangés de collections été-hiver, téléphones portables, chaussures de sport, CD, BD, DVD, et autres produits culturels, objets de convoitise, de désir, et d’addiction.
Sur les rivages de ces flots tumultueux admirez l’armée hétéroclite des Barons de la Culture rameutée par l’Intendante Terim : Raoul l’English, Michou l’Orfèvre des Grandes Guinguettes, Monsieur Poisson-Lune de Marseille, Bob Joufflu du Théâtre des Abattoirs, Le Baron des Flandres (il considère un gobelet en plastique (jamais j’aurai cru que le Graal…), Yvon de la Tour Abolie, le Père Sup et la Sœur Tourière de la Chartreuse, Dominique du Palais de Bretonnie, La Belle Clara du Bureau des Consulats Lointains, Michel Rubempré du Grand Bocal, Platosh Respet, Directeur de l’Odéon. Parmi eux on reconnaitra les fidèles, les inquiets, les preux, les félons, les couards, les braves, les sicaires, les malins, les sincères, les mercenaires, les ralliés, les convaincus, les grandes gueules et les gros bras !
Derrière la troupe des Barons, l’amas des bêtes rameutées le long du méridien : les chats, les rats, les sangliers qui maraudaient sur la décharge, les grillons solistes, le chœurs de crapauds, les fourmis grésillantes, un cheval caparaçonné, trois taureaux beuglant, quinze mille embryons de vaches congelés, et des millions d’écureuils bondissant !
Leur cri de guerre s’élève :
"Il n’y aura plus ni jour ni nuit !"
Voyez qui clôture le défilé :
Les générations d’ancêtres, cohorte grisâtre, visages indistincts, tous en grands nombres portant une banderole sur laquelle il est inscrit la revendication des fantômes :
"Vous entrerez dans la carrière quand nous n’y serons plus
Vous y trouverez notre poussière et la trace de notre vertu !"
Et enfin, tintamarre de gamins, crécelles à la main, trompettes aux lèvres arborant des vêtements aux couleurs criardes.
Oui, décidément, le long du méridien
Sur cette piste désaffectée tout prend la parole
Tout parle
Tout vocifère
S’exclame
Et s’exprime.

Le cortège descend vers le théâtre.
La piste est vide à nouveau.
Voyez les portes ouvertes, les vitres cassées
Voyez la guérite du gardien
Voyez les avions planqués là
Voyez le hangar désert
Voyez l’hélicoptère cloué au sol
Voyez les employés qui débauchent
Voyez la piste vide
C’est juste extraordinaire. »