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texte et musiques d'Un voyage d'hiver

Un voyage d’hiver
Conception : Corine Miret et Stéphane Olry
texte : Stéphane Olry

(attention le son monte très lentement)

 

 

 

L’auteur :
« L’idée lui est venue un soir de novembre. Nous buvions une bière dans un bar, face au beffroi d’une ville du Nord. Elle a dit : « Et si je devenais étrangère ? » Des jeunes juchés sur leurs tabourets discutaient de foot. Dehors, il pleuvait. « Si je revenais ici, seule, en hiver ? Je ne connais personne ici. Est-ce que je rencontrerais des gens ?»

L’auteur

"À la table du café nous avons échafaudé notre projet. Elle resterait sept semaines. Elle dénouerait ses liens antérieurs. Elle serait seule. Elle n’appellerait personne à Paris. Elle serait simplement là, disponible aux rencontres. Qui rencontrerait-elle ? Peut-être personne. Elle verrait bien. Ce serait une parenthèse, une friche, un terrain vague dans l’organisation de sa vie et de son travail. Elle enregistrerait sur un dictaphone ses impressions de voyage. Le dernier soir de son séjour, elle organiserait une fête avec les inconnus rencontrés durant ces sept semaines. J’écrirais un spectacle à partir de ses récits.

En janvier, un mois avant son départ, nous avons divorcé. Nous avions vécu, voyagé, et travaillé ensemble durant quatorze ans. Cela faisait déjà deux ans que nous ne vivions plus ensemble. Nous avons été convoqués au Palais de Justice de Paris. Nous sommes entrés l’un après l’autre dans le petit bureau d’un juge. Devant le magistrat des piles de dossiers -probablement semblables au nôtre -. J’ai répondu par oui et par non aux questions du juge. En sortant du Palais de Justice, nous sommes allés dans un salon de thé japonais. Nous avons commandé des gâteaux aux châtaignes. Bu du thé vert. Elle m’a confié que son rêve était de retourner en province, d’avoir des enfants, une vie normale.

Elle est partie dans le Nord.
Tous les trois jours environ, je trouvais sous mon paillasson un colis expédié de là-bas. Je l’ouvrais. Enveloppés dans les pages déchirées de La Voix du Nord, des mini-cassettes. Je les écoutais. Je passais environ quatre heures par jour à retranscrire ses longs récits sur un cahier. Je me retrouvais paradoxalement à connaître avec elle une nouvelle intimité.
J’écoutais le bruit de ses pas sur le pavé d’une rue déserte la nuit. Un carillon. Elle me faisait visiter pièce par pièce le gîte qu'elle avait trouvé dans un village. Elle visitait les abattoirs de Nœux-les-Mines avec deux ouvriers logés dans le même bâtiment qu’elle. Elle me décrivait les Géants au carnaval de Bailleul et ses soirées dans des bars en compagnie de carnavaleux travestis en aristocrates, affublés de perruques bleues.

Jour après jour, elle se constituait dans le Nord, loin de la ville de son enfance, loin de Pithiviers, la famille imaginaire dont elle rêvait. Une famille utopique délivrée des liens du sang et des contentions de l’éducation.
Ces confidences éparses, à mi-mots,confiées au dictaphone, suffisaient-elles à constituer la matière du spectacle que je me proposais d'écrire ?
Depuis des années, je fais le même rêve lorsque j'écris un spectacle. Les spectateurs attendent dans le hall, mais je n’ai rien écrit ou que des fragments épars. Je rassemble un manuscrit dont les pages ne sont pas numérotées, et le distribue à des comédiens effarés qui me demandent quel est leur rôle dans un texte dont les lignes se brouillent lorsque j’essaye de leur indiquer leur partie. Les spectateurs entrent dans la salle, et regardent les techniciens accrocher en catastrophe des projecteurs pour donner au moins l’illusion qu’un spectacle a été préparé. En désespoir de cause, je cours d’un membre à l’autre de cette équipe en perdition en murmurant : ne vous inquiétez pas, on va improviser ; ce qui augmente encore, on le comprend, leur angoisse comme la mienne.
Depuis que j’écris Un voyage d’hiver, je fais chaque nuit ce même rêve. »

 

Le compositeur

Le compositeur :
(Il improvise sur le canevas suivant)
« le compositeur, c’est moi ! / voici mon projet musical — soit dit en passant, j’ai soufflé le titre à l’auteur, le titre de l’œuvre renvoie à la musique, à Schubert bien sûr, que je considère comme un frère : ce sera un opus choral, des voix seulement, avec lesquelles je peux tout faire, car la voix est le lac des métamorphoses. Je m’intéresse, dans le texte, aux autres voix — celles qu’on n’entend pas a priori, aux lignes de fuites, silences, présences fantômes, mystères du texte… »

L’impasse

La danseuse :

« Il est dix-huit heures quarante-cinq. Il fait presque nuit. Je suis seule au volant de ma voiture. La voiture est arrêtée au bout d’une rue. Plus de goudron. Plus d’éclairage public. Devant moi, un terrain vague. »

La fée du logis :
« Ça fait dix minutes que je vois cette Fiat Punto blanche tourner dans la Cité des Cheminots. »

La danseuse :
« Je suis perdue. Cette après-midi, je suis allée à la médiathèque Élie Wiesel. Le type à l’accueil n’a pas accepté le contrat de location du gîte. Il a dit : « On ne peut pas inscrire les gens de passage ». J’ai erré dans les rayonnages sans savoir quel livre consulter. Les livres me regardent. Me jaugent tandis que je marche dans les travées. Ils murmurent entre eux. J'en saisis un entre mes mains, il se rétracte. Je ne sais pas comment m’y prendre avec les livres. Ça va aller. Je vais rencontrer des gens qui m’accepteront. Je vais trouver ma place. »

La fée du logis :
« Cette après-midi, je l’ai déjà croisée à la librairie-papeterie. Elle a acheté une carte IGN. Elle a expliqué à la vendeuse que la carte qu’elle avait achetée hier ne faisait pas l’affaire. »

La danseuse :
« Mon gîte est à la limite de deux cartes. »

La fée du logis :
« Elle a pris La Voix du Nord. Elle a traîné dans la librairie. Elle est retournée à la caisse et a demandé à la vendeuse un guide de la région. Elle cherche les salles de bal, les galas de majorettes. C’est ce qu’elle a dit. »

La danseuse :
« Je suis vraiment perdue. Ma voiture est stoppée, moteur éteint, sur ce chemin qui s’interrompt devant ce talus le long des voies ferrées.
Mais, je vais retrouver mon chemin. Je vais rencontrer des gens.
Je craque un peu. Je voulais aller à un cours de Viet-Vo-Dao. Après je ne sais pas ce que je ferai. On verra. J’improvise.
J’ai envie de retrouver La Reine au carnaval de Bailleul. Quand je me suis présentée à La Reine je lui ai dit, à elle et aux Polnareffs que j'étais la Princesse de Monaco. La Reine et moi nous sommes montés dans une soucoupe volante. Il a des cheveux longs et les yeux verts, La Reine. Oui, j’ai envie de retourner au carnaval à Bailleul, mais j’ai peur de me perdre. J’espère qu’ils vont m’attendre. Ils savent que je viens. Les Polnareffs, La Reine, les Géants, ils vont m’attendre. Je les verrai de loin dans la plaine. Les Géants me feront signe. Ici on voit loin. Les couchers et les levers de soleil sont très longs. Comme dans la Beauce. On boira de la bière. On fera la fête. Après, ils m’expliqueront comment rentrer chez moi. Comment éviter les barrages des gendarmes. Ils savent ces itinéraires-là, les Géants, les Polnareffs et La Reine. Ils sont d’ici.
Pour l’instant, je suis seule dans ma voiture. Le moteur est arrêté. La pluie tombe sur le pare-brise. Je suis face à des grillages, et derrière je vois une sorte de jachère. Des blocs industriels, des machins, des usines, des pans de murs en parpaings écroulés, des immeubles administratifs. Les bureaux sont éclairés. À ma gauche des maisons individuelles. Les lumières y sont encore éteintes. Je suis dans une impasse. Je vois passer un train à deux étages. Les lumières sont allumées dans les wagons. Les voyageurs sont assis sur leurs sièges.
Ne me laissez pas toute seule. Je vais rencontrer quelqu’un qui saura. Je vais demander mon chemin. Je vais trouver le cours de Viet-Vo-Dao. C’est dans la zone industrielle. Si j’arrive trop en avance, qu’il n’y a personne, je repartirai. Je retournerai dans le centre-ville. Je ne sais pas ce que j’y ferai. Je boirai une bière. Je me fais remarquer à boire ma bière seule à une table. Une femme seule, c’est l’attraction. L'autre jour, j'ai bu un jus d'orange en discutant avec le patron de la boîte échangiste de Bruay-la-Buissière.
Sur la carte IGN, c’est marqué Usines là où je suis. »

La fée du logis :
« Sa voiture est stoppée sur le Petit Chemin de Verquigneul. C’est un chemin qui ne mène nulle part. »

La danseuse :
« C’est rigolo, non ? J’étais sur un chemin qui ne mène nulle part. Une femme m’a indiqué la direction.
Bon. Je vais prendre à gauche, là, vers les terrains de rugby. Bon. Courage, Corine. Tu vas rencontrer des gens qui font un art martial, du Viet Vo Dao. Ils sont peut-être très sympathiques.
Saisir. Étreindre. Repousser. Frapper. Etre frappée. Donner et recevoir des coups. Caresser. La texture des peaux. Le jeu des ligaments, des tendons, des muscles, des viscères, des graisses, la structure des os en-dessous. La nature du mouvement, le chemin qu’il fait à l’intérieur. Ça je connais. Là, je m’y retrouve.
Je vais continuer. Continuer à avancer. Je vais y arriver.
Je traverse le Clos du Paradis. Je passe derrière la centrale EDF. Devant moi, le stade.
Ça y est. Je crois que je suis arrivée. »

Le gardien :
« J’ai allumé les pylônes. Les joueurs sont sortis des vestiaires. Ils s’entraînent sur la pelouse. Je vois une voiture se garer devant ma guérite. Elle est immatriculée dans le Loiret. »

La danseuse :
« Je vais sortir de la voiture et trouver le préfabriqué où a lieu le cours de Viet-Vo-Dao. Je vais trouver, c’est sûr. C’est sûr que je vais trouver. »

 

 

 

La terre ressent le picotement des étoiles

La terre :
« La nuit me recouvre ; je sens le picotement des étoiles.
Les millions d’os fracassés achèvent de se dissoudre dans mes tissus.
Les veines noires battent sourdement dans les souterrains occultés. La houille qui n’a pas été remontée, les forêts d’arbres noirs fossilisés, attendent. »


Le compositeur :
(Il improvise sur le canevas suivant)
« la terre et les animaux / ce que sera la traduction musicale de la Nature : de la terre (personnifiée) et des animaux. Cela renvoie encore aux métamorphoses : les voix de la terre, sa texture (eaux, charbon…) et la continuité terre-animaux : grenouilles, oiseaux, animaux domestiques (vaches, chevaux de boucherie). Toute une géologie, une écologie sonore. »

Le gardien
Le gardien :
« Celui qui, chaque matin
ouvre la porte
De la salle polyvalente
C’est moi
La salle polyvalente m’appartient pas
À moi
Elle appartient à personne
Cette salle polyvalente
Elle appartient à tous
Alors écoutez bien ce que je vous dis :
Qui jouira d’elle
Qui jouira de cette salle polyvalente
C’est pas elle qui le décide
Elle nous accueille tous
Avec équanimité
Cette salle polyvalente
Moi, je dis : si chacun pouvait choisir
Au crépuscule la maison où il va dormir
Si on pouvait entrer chez les uns et les autres
Et s’y installer sur le divan
Boire un whisky, regarder la télé,
-De toute façon, ce sont déjà les mêmes programmes pour tous, non ?-
Bref, faire chapelle chaque soir
On se porterait mieux

Parlons d’elle
De la fille
Elle vient de Paris
Mais son auto
Une Fiat Punto
Est immatriculée
Dans le Loiret
Elle a demandé l’accès de la salle polyvalente
Au Secrétaire de Mairie
Le conseil a dit oui
Elle vient tous les midis
Dans la salle polyvalente
Tous les midis
Je la salue
Avec un poème
Hier
Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches
Et puis voici mon coeur qui ne bat que pour vous
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu'à vos yeux si beaux l'humble présent soit doux
Aujourd’hui
Mon amour, mon bel amour, ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-là sans savoir nous regardent passer
Demain ?
On verra. Ça vient
Chaque matin
Selon mon humeur
Pourquoi chaque jour
Le même bonjour
Alors que votre humeur d’hier
Elle a passé
Et celle de demain
S’est à peine mise en marche
Au loin
Très loin comme un bohémien
Notre humeur n’est pas plantée là
Comme une maison de bourgmestre
Et d’ailleurs, les maisons
J’y songe
Si les maisons comme je le préconise
N’appartenaient à personne
Mais aussi étaient déplacées nuitamment
J'aimerais alors devenir un guide
J’informerais les gens
Où est qui
Je dirais
Où qu’ils sont les gens qu’ils cherchent
Qui qu’a installé sa maison
À côté de quelle maison
Bon, vous me dites
Qui c’est qui vit comme ça ?
Les romanichels, les sans-logis, les clandestins, les gens qu’ont pas le choix
Ils vivent en tas dans des taudis
De n’importe quoi avec n’importe qui
Avec les rats et la pluie
Les maisons de carton prennent feu
Et le lendemain
Leur camp est tas de cendres qui pue,
Eux, les miséreux
Ont disparu
Au village, nous sommes plusieurs
Qui sentons au fond de nos cœurs
Que nos maisons préféreraient être déracinées
Plutôt que de stagner
Pourries de l’intérieur par notre ennui
Je dis :
Pourquoi tergiverser ?
Nous allons les déraciner,
Monter les maisons sur des roues
Et changer leur place chaque nuit
Comme le cœur nous en dit
La géographie est propice
Ici tout est plat
Pourquoi nos maisons ici plutôt que là ?
Le paysage on s’en fout
On veut pouvoir poser sa maison
À côté de celle des gens qu’on aime
Et changer de voisins et d’amis
Comme ça nous chante

Quoi qu’elle fait
La fille du 45
Dans la salle polyvalente ?
Pas supposé le savoir
Gardien, je suis, pas mouchard
J’ouvre, je ferme,
Je constate l’état de la salle
Pas de dégradation
Demain j’ouvrirai à nouveau
Si dégâts
Constat, rapport, décision, instructions, application
Je suis un peu le mac de la salle polyvalente
Vous croyez que ça me gêne de dire ça ?
Pas du tout
Écoutez bien ce que je dis :
Les femmes
Comme les hommes
Comme la salle polyvalente
Devraient appartenir à tous et à personne
Les hommes
Comme les femmes
Devraient pouvoir prétendre
À un minimum d’amour garanti
On dit
Qu’on a besoin d’amour
Comme on a besoin de nourriture ?
Il faut se donner les moyens
De satisfaire ce besoin
C’est un choix politique
Comme de choisir de déraciner les maisons
Si on est assez nombreux qui le voulons
Ça se fera
On les déracinera
Les maisons


La salle polyvalente est vitrée
Je fume ma cigarette
Sur le parking devant
Je vois ce qu’elle fait
La fille dedans
Elle sait que je la vois
Tout le village la voit
Elle fait en conséquence
En conséquence, elle fait pas grand chose
À ceux qui disent ici
Elle fait rien dans la salle
Elle fait pas des abdos
Elle fait pas la cardio
Elle fait pas les fessiers
Elle fait pas le poirier
Alors pourquoi toute la salle à elle
Pour ne rien faire
Allongée comme une plante au soleil ?
À jouir de la chaleur de la salle polyvalente
Et de la vue sur le centre social
Aux gens qui disent ça,
À ceux-là moi je demande :
Une carotte qui pousse, elle ne fout rien ?
Vous les arrosez bien
Vos carottes, vos endives, vos patates,
vous en prenez soin
Pourtant, ils font rien d’autre
Vos choux, vos navets, vos céleris
Que de piquer les sels minéraux de votre sol
Le soleil quand il brille et la pluie
Et après
De vos fruits, vos herbes, vos légumes
Quoi que vous en faisez ?
Ben vous les bouffez
Et voilà
Tout est dit

Bref
Elle
Si vous regardez bien
Vous constaterez qu’elle bouge
Comme une plante qui respire
Avec des petits mouvements
Imperceptibles pour qui
Regarde qu’en passant
Moi qu’a du temps
Moi qui reste tout le temps
Je les vois
Elle bouge
C’est un mouvement interne très discret
Oui oui comme une feuille de bananier
Quand il y a chaleur et humidité
On les voit dérouler leur feuilles
À l’œil nu
C’est pas une serre tropicale
Notre salle polyvalente
S’esclaffent les autres
Au comptoir

Ils voudraient en savoir plus
Mais je ne dis rien de plus
Qui est qui
Qui fait quoi
Je m’en moque
Durant carnaval comme durant l’année
Tout le monde a le même visage pour moi
Tout le monde est à égalité
Pourvu qu’on m’a pas donné
L’ordre d’interdire l’entrée

Pourtant je sais tout
Me dites-vous
Oui, c’est vrai
Je vois tout
Tous ceux qui passent devant moi
Tout ce qui se passe devant moi
Mais j’oublie tout
J’ai une mémoire-tampon
De petite dimension
Je suis le gardien de la salle
Pas de la vie des gens
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien
Voilà ma devise
Pour un gardien
C’est pas commun
Mais avec moi
C’est comme ça

Ici, on me prend pour un farfelu
C’est pas que je divague,
C’est qu’avec mon boulot
J’ai le temps de gamberger
Toutes les idées
Qui tournent en volutes
Dans ma tête
Quand je fume ma cigarette
Sur le parking,
Je vous les souffle
Au zinc, à l’heure de l’apéro

Le débat s’éternise au comptoir
Il se passe pas grand-chose ici
À part le passage des nuages et du vent
Une étrangère c’est l’événement »

(Tous chantent)

La fille qui boit une bière
Seule à sa table
Dans une ville du Nord
Elle pense à sa mère
Dans sa maison à Pithiviers

Sa mère lisait des livres
Sur les massages ayurvédiques
Il faut caresser les enfants,
Les vieux meurent de ne plus être regardés
Vous savez ça ?
Elle refermait le livre
Elle regardait sa fille
Elle sortait de la chambre
Elle osait pas faire les massages

La fille qui boit une bière
Seule à sa table
Elle songe aux petites moufles
Qu’avait tricotées sa mère
Pour la main atrophiée de son père
Les enfants touchaient cette main
Constataient l’absence des doigts
Réchauffaient la paume froide

La fille qui boit une bière
Seule à sa table
Elle pense
À la route qui monte vers le Nord
À la frontière belge, au camping
À l’Algeco planté là
La Reine l’a caressée
Avec ses doigts mutilés

Alors, parfois, les baisers de papillons
Et aussi, les baisers d’eskimos… »

(Reprise da capo des trois premiers vers. Durant ce da capo, le compositeur improvise sur le canevas suivant)
Le compositeur :
« la chanson, le lied / voici quelque chose de très simple, une mélodie qu’on retient : la tournure populaire de certaines mélodies c’est l’enjeu du lied, chez Schubert par exemple. Ne s’oppose pas au côté plus savant, élaboré : au contraire ça en fait partie, c’est englobé dans mon projet musical. »

 

La terre ressent les estafilades de la DDE

La terre :
« Il y a quelque temps, ils ont criblé mon corps avec leurs obus, scarifié ma peau avec leurs tranchées, enfoui leurs cadavres en moi.
Avant, ils avaient transpercé ma peau pour s’introduire dans mes veines. Je les ai laissé extraire de moi ce qu’ils voulaient. Ce n’était rien.
Aujourd’hui, les ouvriers me gratouillent avec leur pelleteuse. Ils coulent le béton des fondations du futur Centre Social. Je suis indifférente à leurs estafilades. Je suis couverte des égratignures des routes qu’ils ont tracées. J’essaye de trouver un sens aux hiéroglyphes que les ingénieurs de la DDE m’ont ainsi tatoués. Je n’en trouve aucun, et bien des automobilistes s’égarent dans la platitude où je les accueille. »

 

 

La fée du logis

La fée du logis :
« Je l’ai revue la Parisienne. Elle habite au village. Elle loue le gîte des Bavière.
L’autre jour, elle est passée devant chez moi. Je lavais la baie vitrée du salon. Bientôt, il pleuvra moins : c’est le moment pour faire les carreaux. Je l’ai vue passer. Elle marchait.
Avant, elle faisait son jogging sur la route. Quand j’accompagnais les gosses à l’école en voiture, je la croisais. Elle portait un pantalon rose. Elle a une drôle de façon de courir. Elle court comme son jogging. Elle court en rose, sur la pointe des pieds. Elle a pas l’habitude, ça se voit. Moi, j’en fais du jogging depuis la naissance du second. Courir comme ça, sur la pointe des pieds, avec les bras tout en désordre, ça sert à rien. À courir comme ça, on perd pas les calories où il faut.
Elle m’intrigue, cette fille. Elle s’est inscrite aux randonnées de Bon Pied Bon Œil. Où est-ce qu’elle trouve le temps de faire que des choses inutiles ? L’autre jour, elle est allée au loto des vieux à la Salle Duflos à Annezin. Elle demandait tout le temps des renseignements à la vieille Maheu qu’était assise à côté d’elle. Et la couleur des jetons, et le calcul des points ; et la vieille bien gentille lui répondait. Comment elle fait pour aller dans des endroits où elle comprend rien, où elle connaît personne ? Des fois c’est pire, je la vois, elle reste seule une heure à sourire devant un brasier de paille dans un champ. Qu’est-ce qu’elle peut se raconter dans sa tête ? »

La danseuse : (elle chante)

« Je suis arrêtée au bord de la route
Il y a moi et à mes côtés, il y a ma solitude
Non, je ne suis pas seule
Il y a aussi le ciel qui m’embrasse
Avec ses grands bras tatoués, ses bras tatoués de sang et d’or
Il y a la terre qui m’attire
Contre son corps
Non, je ne suis pas seule
Il y a les regards des gens d’ici
La femme qui fait ses carreaux
Le gardien de la salle polyvalente
Edith au guichet de la poste
La couturière, nous avons bu un thé ensemble
Jacky, le gérant du CocciMarket
Et les autres, ma famille imaginaire
Sylvie, Gregg, Sébastien,
Gildas et Sylvain,
Laureen, Eric
Cédric du Magic
Et le docteur Cocq
Tous me couvent du regard
Non, je ne suis pas seule,
Il y a les promesses de la nuit
La route vers le Nord
La Reine qui m'attend
Le feu couve sous la terre
La nuit est descendue
Le temps s’est étendu
J’ai oublié le passé
Me soucie peu de l’avenir
Je suis heureuse dans ma bulle
Si mes mains restent froides
C’est que mon cœur est chaud »

La fée du logis :
« L’autre jour j’ai vu sa Fiat Punto blanche arrêtée devant la salle polyvalente. C’était le jour du gala des écoles. Elle restait assise dans sa voiture. Elle regardait au travers de la baie vitrée. Elle regardait le spectacle des enfants. Elle est pas entrée. Alors pourquoi elle est restée devant ? Si elle était entrée, on lui aurait offert un café. Comment elle fait pour rester toujours toute seule, comme ça ?
Elle occupe la salle polyvalente entre midi et deux.
Quand les enfants arrivent, après la cantine, elle s’enfuit comme une sorcière.
La première fois que je l’ai vue à la Cité des Cheminots, elle semblait vraiment paumée. Je lui ai indiqué le chemin. Depuis quelque temps, elle semble mieux s’y retrouver.
Elle me tracasse, cette fille.
J’ai pas les yeux dans ma poche. Au CocciMarket, d’un coup d’œil au caddie, je sais tout de la femme qui le pousse : si elle élève seule ses enfants, si elle attend la fin du mois, si elle fait un régime avant l’été. La Parisienne, elle fait des courses de célibataire. Mais elle a une histoire avec un type aux cheveux longs. Il vient par la route du Nord. Ils se retrouvent en dehors du village, dans le cimetière. Je vois les phares de leurs voitures se rejoindre là-bas. Je vois tout, je vous dis.

L’autre jour, elle est restée face à la maison à me regarder faire les carreaux. Et puis ensuite, elle s’est intéressée aux magnolias de la haie. Et elle est repartie. Qu’est-ce qu’elle doit penser de moi ? « Cette femme, c’est une fée du logis », voilà ce qu’elle se dit. C’est vrai. Ma maison est bien tenue. Au village, tout le monde le dit. Je connais tout le monde ici. Tout le monde m’apprécie. Je suis une bonne fée ! J’ai toujours des bons plans. Je sais où trouver les meilleures endives pleine terre. Quand il y des promos à l’Inter. L’adresse d’un dentiste qui prend la CMU. Quand les gens sont dans l’embarras, je leur donne mes bons plans. Il faut s’entraider, non ? Enfin, c’est ce qu’on dit.
Vous vous dites : « elle doit leur claironner aux oreilles tout le bien qu’elle leur fait aux autres, cette fée du logis-là ». Pas du tout. Je suis pas bavarde. Là si je vous parle si longtemps, c’est parce que c’est sans conséquence. Comme de parler au curé, ou au vent. Ou parler aux lapins et aux chevaux de boucherie comme fait la Parisienne. Je me plains pas. J’aime pas les pleurnicheries. Je fais ce que j’ai à faire. C’est tout. Je sais bien que personne le voit. Ça me va. J’aime pas me faire remarquer. L’autre jour, je suis allée chez le coiffeur. Il me fait toujours la même coupe. Là, il m’a dit : « je vous fais une couleur pour les petits cheveux blancs ? » Au dîner, j’ai attendu de voir ce qu’ils diraient autour de la table. Personne a rien dit. Ils avaient pas remarqué que j’avais rajeuni. Vous comprenez ? Je suis une fée du logis. Un peu partout, un peu nulle part. Le lit est réchauffé, le petit-déjeuner est prêt, si on a quelque chose à dire, j’écoute. Si je peux, je donne un conseil. Ou un encouragement. C’est bien comme ça. Vous voulez que je vous dise ? j’adorerais être comme les infirmières dans Urgences. Ne pas arrêter, jamais. Voler partout, tout le temps de l’un à l’autre comme un oiseau. Comme un ange ? Ah, oui, c’est rigolo comme idée ! Je pourrais être un ange gardien. Je soufflerais mes bons plans aux oreilles des uns, je servirais de pense-bête aux autres. Je serais hyperactive. Sans une minute pour me poser. Toujours auprès des gens qui ont des problèmes. Je les protègerais tous. Je serais invisible. Personne saurait que c’est moi qui arrange les choses. Je ferais un monde meilleur. Je commencerais par la Parisienne. Elle aussi voudrait avoir des magnolias, une maison, un mari, des enfants. On rêve toujours de ce qu’on a pas. Eh oui … Moi aussi j’aimerais bien embrasser La Reine du carnaval dans une petite soucoupe volante. Mais j’y pense et puis j’oublie, je changerai pas ma vie. C’est pas que ça me fasse peur l’inconnu. C’est pire. Si je partais d’ici, au bout de trois jours je recommencerais la même vie qu’ici. Je me trouverais une autre maison. Un autre mari. D’autres enfants, pourquoi pas ? Je suis encore jeune. Et des hortensias à la place des magnolias. Je serais bien avancée. La Parisienne, je crois pas qu’elle est venue ici pour changer de vie. Juste, elle essaye une nouvelle vie. Comme une robe qu’on essaye dans une boutique et qu’on a pas les moyens de se payer. On se regarde dans le miroir. On se fait plaisir. On rend la robe à la vendeuse qui la repose sur le présentoir. On a pas le souci de savoir si c’était trop cher. Si ça va plaire aux autres. Comment la laver pour pas perdre les couleurs. Cette robe, elle est bien du moment qu’on l’achète pas. La Parisienne, elle est heureuse ici, ça se voit. Alors elle va repartir.
Et nous : moi, le gardien de la salle polyvalente, et tous les autres qu’elle fréquente : les garçons de I-Attitude, les élèves du Viet-Vo-Dao, les randonneurs de Bon Pied Bon Œil, le type qui vient de Belgique, nous tous on restera là, avec nos maisons, nos rêves, nos magnolias et notre salle polyvalente. On l’oubliera. Elle se dissoudra dans nos souvenirs. Moi aussi je me dissoudrai dans son souvenir. Comme un sucre dans une tasse de café. Une femme entr’aperçue à l’entrée du village qui faisait ses vitres au début du printemps. J’aurai pas de nom, pas de visage, juste une sensation de chaleur. Du sucre qu’on boit avec le café. Après on pose la tasse. Et on repart au boulot. »

 

Le temps passait
L’auteur :

Le temps passait.
Elle se promenait seule au milieu des champs de betteraves. Elle retrouvait les sensations de lenteur, d’ennui agréable, les odeurs de sucrerie de son enfance à Pithiviers, les lumières rasantes et les ciels ouverts de la Beauce. Elle connaissait des après-midi méditatives allongée dans la tiédeur du salon de son gîte à observer la lumière décliner et la nuit approcher.
La quatrième semaine, je reçus comme un choc -mais non comme une surprise- le récit qu’elle faisait d’une nuit d’amour avec La Reine du carnaval de Bailleul dans un Algeco posé dans un camping à la frontière belge.
Elle ne voulait, ou ne pouvait, ou ne savait en dire plus sur cet homme. Cet unique témoignage, -expédié par erreur d’après elle- ne fut suivi d’aucun autre sur ce sujet. Mais au fur et à mesure que le retour à Paris approchait, les récits confiés à moi via son dictaphone se teintaient de mélancolie. Des soupirs et des larmes. De longs silences. C’était le silence que j’étais invité à écouter, à retranscrire, et à préférer aux confidences. Ce choix qui m’était imposé m’agaçait autant qu’il me convenait. »

La terre ressent la chatouille des tubercules

La terre :
« Il pleut. L’eau ruisselle sur les vitres, les gouttières, le macadam des routes, dans les fossés ; j’absorbe tout ce qui coule sur moi. Recroquevillées dans leur pleine terre les endives, les betteraves, les patates étirent leurs tubercules ; je sens le chatouillement joyeux de leurs progressions en moi. Les ondées passagères laissent la place au soleil. Une aspiration vers le haut, comme un baiser : ce sont les prunus qui fleurissent sur le parking de la mairie. »

L'intrusion de l’amour

L’amour :
(Il improvise au violoncelle. Il caresse, frappe son instrument. Fouette l’air de son archet. Il profère, chante. La danseuse danse. Sa partie de danse est aussi improvisée.)

Le compositeur :
(Il improvise sur le canevas suivant. Cette intervention du compositeur est tuilée avec la fin de l’improvisation de l’Amour au violoncelle et de la danseuse.)
« Lui m'a dit, quand je fais l'amour, j'improvise. L’amour improvise, c’est logique. Ce sera l’électron libre de la partition : pas de partie écrite ! En même temps je ne trouve pas, moi, contradictoires l’écriture et la liberté. Mon rapprochement entre l’écriture et l’arbre, l’araucaria de Michaux : « à l’araucaria qui étend ses branches sous un patio, qui forme une harmonie sans présenter ses comptes, et ne fait pas le critique d’art », réalisation de la liberté-complexité, une complexité naturelle : utopie du contrepoint… »

Le jour où la neige est tombée
La danseuse :

« Le long de la nationale les camions faisaient un écart pour pas m’écraser dans le fossé un coussin orné d’une image de chat sur une route au milieu des champs un homme tirait une valise à roulettes j’ai vu à ses yeux qu’il n’était pas d’ici les gens d’ici ont les yeux bleus à la poste une dame très pâle très blonde a dit cette nuit il va neiger sa peau transparente ses sourcils entièrement épilés soulignés d’un trait de maquillage l'homme on s’est croisés sur le chemin ses yeux étaient noirs ses vêtements mal coupés il venait de loin je n’ai pas cru à la prédiction de la dame aux sourcils épilés si beau temps aujourd’hui écouté le concert des oiseaux regardé les moustiques voler autour des fleurs de prunus j’ai voulu proposer de donner des cours de danse aux enfants d’ici pas osé peur d’être rembarrée pas compétente pour travailler avec les enfants je vais proposer à Mme Bavière d’emmener ses petits-enfants à une séance de théâtre mais ils ont des activités tout le temps les enfants peut-être pas le temps d’aller au théâtre avec une étrangère plaisir d’offrir joie de recevoir le gardien me reçoit tous les jours avec un poème d’amour heureuse par la nature comme avec une femme je ne parlerai pas je ne penserai rien au tribunal un jeune répétait je vous jure c’est pas moi accusé d’avoir piqué mille euros dans la caisse de son patron un garagiste sur la tête de ma mère je vous jure c’est pas moi savait rien dire d’autre démuni foutu vaincu d’emblée face aux juges aux avocats aux procureurs les gens d’ici des vies ordinaires simples un peu tristes une maison en briques avec des rideaux sales des volets corrodés pas de fleurs dans les pots pleins de poussière une autre maison couverte de briques émaillées une maison pimpante la femme faisait les carreaux senti l’odeur du lave-vitre depuis le sentier si j’avais une famille des enfants j’aurais une maison comme ça avec des fleurs l’homme tirait sa valise à roulettes dans le stade les pylônes déjà allumés j’avais marché en rond autour du village toute la journée me suis changée pour aller à la poste me suis changée pour marcher me changerai encore passe mes journées à me changer dans ma chambre j’ai pris une photo de moi chaque fois que je me change sur les parkings des centres commerciaux dans les toilettes des bars donner aux gens l’apparence qu’il attendent de moi au restaurant gastronomique ils ont cru que j’étais une critique du Gault-Millau à la réunion de l’UMP ils ont cru que j’étais une journaliste du Figaro au Viet-Vo-Dao à Bon Pied Bon Œil au Magic à I-Attitude personne n’est dupe ils savent tout sur moi tu pleureras quand tu partiras d’ici on m’a dit je pleure déjà à l’idée de repartir j’ai préparé un Pithiviers pour Gildas et Sylvain un autre Pithiviers pour Sébastien et sa femme je prépare un Pithiviers chaque fois que je suis invitée seul gâteau que je sais faire mis le Pithiviers dans une cagette couvert le Pithiviers avec un torchon je ne me suis pas perdue j’ai trouvé la maison sonné à la porte on m’a ouvert ça sentait le pot-au-feu sur la table des biscuits apéritifs personne n’y a touché avant que n’arrive le dernier invité on m’a offert du vin pétillant à la framboise c’est un apéritif d’ici un prof au collège veut quitter son boulot monter un gîte une autre sa voiture tombée en panne sur le parking du bowling une autre encore parle doucement lentement calmement on a envie de la prendre dans ses bras ils m’ont accueillie sans me poser de question on a mangé de la tourte aux poireaux une blanquette de veau du Vieux Lille et du Maroilles j’ai de la chance mon Pithiviers était pas raté on a parlé vacances en alsace vvf rtt collège retraite randonnées Bon Pied Bon Œil tout ça m'a semblé étrange mais si je leur avais dit ce que je fais là devant vous sur une scène si j’avais dit 507 h drac convention cdn co-production ça leur aurait aussi semblé étrange
Ils m’ont accueillie
Je leur ai dit merci
Je suis sortie dans la rue
La neige couvrait la place du beffroi
Les fleurs de prunus ployaient
Sous le poids de la neige
J’ai roulé doucement les essuie-glaces
Balayaient la neige
Le type avec sa valise à roulettes
Tout de suite vu qu’il est pas d’ici
Une grille fermée par un cadenas rouillé
La dame aux sourcils épilés
Avait dit il va neiger
Les moustiques dansaient
Le vent des semi-remorques
Les fossés pleins d’eau
Les champs noirs la terre grasse
Tout est couvert de neige
Tout est blanc
Tout est égal
Tout est silencieux
Je m’endors et sombre d’un rêve à un autre rêve. »


De retour à Paris

L’auteur :
« À son retour, elle m’a montré les listes qu'elle avait dressées en guise de journal : liste des personnes rencontrées, liste des lieux visités, liste des instants heureux : son premier Quyen au cours de Viet-Vo-Dao, une tasse de café avec Sébastien à I-Attitude un matin –ils avaient discuté comme un frère et une sœur disait-elle-, la surprise de trouver la ville couverte de neige, le chant d’un oiseau une nuit d’insomnie.
Elle m’a montré aussi des photocopies des cartes IGN où elle avait tracé chaque jour ses trajets. Des cercles concentriques autour du village, scandés par les mêmes stations à I-Attitude, au CocciMarket, à la poste, à la salle polyvalente. Puis des flammèches jaillissant de ce cercle correspondant à des sorties au cinéma, au défilé de majorettes, à un gala de catch, à une soirée électorale, à un match des Sang et Or au stade Bollaert. Et enfin, comme une météore, la route menant vers le Nord, le Mont-Noir, le camping de La Reine à la frontière belge.
Elle ne m’en disait guère plus sur son voyage. Elle s’est enfermée dans un studio de danse et a commencé à travailler. J’allais la rejoindre parfois. Elle me montrait des danses lentes, circulaires, répétitives et pleurait. Je ne parvenais pas à discerner la source de ces larmes : du bonheur d’avoir vécu ces sept semaines ou de la mélancolie qu’elles fussent achevées.
J’ai alors fait un rêve, nouveau pour moi. Je me vis écrire le présent texte avec une plume trempée dans ses larmes à elle. Dans mon rêve, je songeais : les larmes ne s’impriment pas sur le papier. C’est une écriture transparente, une encre sympathique qui n’apparaît fugacement que lorsqu’on approche le manuscrit de la flamme. Le lendemain au réveil, je me disais : le voyage s’efface aussi dans le souvenir comme un nuage se dissout dans le ciel, laissant la place à tous les nuages possibles. »

Le compositeur :
(Il improvise sur le canevas suivant)
Un autre nuage possible est l’œuvre que je compose, écrite pour être chantée par les personnes rencontrées par la voyageuse – et uniquement par elles. Ce sera donc une œuvre pour amateurs.

La veille de la fête

La fée du logis :
« Je l’ai croisée à Auchan. Deux poireaux, trois bouteilles d’eau gazeuse, trois bouteilles d’eau plate, trois packs de bière, un Maroilles, un Vieux Lille, un Sainte-Maur de Touraine, un morceau de Cantal, quatre paquets de chips. Elle doit préparer une fête. Elle a chargé sa voiture. Elle a traîné sur le parking. Elle a traversé la rocade à pieds. Elle s’est arrêtée sur l’îlot directionnel. Elle pleurait. »

La danseuse :
« Je ne veux pas partir. C’est mon dernier cours de Viet-Vo-Dao. Je suis arrivée une heure en avance. Il pleut. Les forsythias sont en fleurs. Les magnolias sont encore en boutons devant la maison où une femme faisait les carreaux l’autre jour. Ce soir, je vais dîner avec Sylvie. Je la rejoins en voiture. »

 

 

(elle chante) « Un soir de janvier à Bruay en Artois
J’étais seule, je suis allée au cinéma
Dans la salle vide, juste une femme et moi
Deux femmes seules dans la salle de cinéma

Dans le noir, face à l’écran, je saignais du nez
Sur l’écran aussi un acteur saignait du nez
La femme m’a tendu un kleenex, j’ai rigolé
Elle aussi la femme ça l’a fait rigoler

À la sortie, on s’est retrouvées sur le parking
Toutes les deux on a discuté sur le parking
Je lui dis que je venais de Paris
Elle m’a donné sa carte, elle s’appelait Sylvie

Plus tard, on s’est revues. Elle m’a invité à dîner.
Elle m’a dit qu’elle est kiné
Elle est mon amie. Elle m’appelle Mélusine
Elle dit : comment ça va Mélusine ?

Elle est ma confidente, elle est ma sœur de cœur
J’ai le goût du sang quand je pense au bonheur
C’est mon amie, je l’appelle quand je veux
C’est mon amie, elle m’appelle quand elle veut »

La fée du logis :
« J’ai vu sa voiture passer vers vingt-trois heures. La lumière s’est éteinte tout de suite dans le gîte. »

L'insomnie
Le compositeur :
(Il improvise sur le canevas suivant)
« Moment singulier de l’insomnie : moment d’écoute solitaire, silence où résonne le chant de l’oiseau. Je ferai vibrer la tessiture de la nuit et l’oiseau : celui-ci chante-t-il pour elle seule ? lance-t-il un appel (des mots ?) qu’elle seule entend ? En même temps, il imite tout, recueille, compile, redonne les traces sonores, des indices du voyage — comme l’auteur et moi, et comme les spectateurs. »


La danseuse :
« J’ai une insomnie. L’oiseau il imite tous les sons. Un démarreur. Une tronçonneuse. Un klaxon de camion. Je l’écoute sous ma couette et je rigole toute seule.
C’est très calme. Tard dans la nuit, les corneilles ont croassé. Je ne veux pas partir. Combien de personnes viendront à la fête ? Pas mal d’invités ne m’ont pas encore répondu. Comment je vais tout leur révéler ? Je ne vais pas mentir. Je vais leur dire que tout était prévu depuis le départ. Que je vais faire un spectacle avec mon histoire ici. Qu’est-ce qu’ils vont dire ? Ils vont croire que je les ai manipulés. Que je suis une sorcière. J’ai tout fait pour me faire aimer. Je leur ai fait des Pithiviers. C’est tout ce que je sais faire. Des Pithiviers et danser. J’entends une petite bête crier. Un mulot ? J’ai faim. Toujours quelque chose qui manque. Toujours une inquiétude. J’ai peur que la fête soit ratée. Qu’il y ait trop à manger. Ou pas assez. Comment je vais faire quand je serai de retour à Paris ? Il faudra que je fasse un spectacle avec ces sept semaines. Mais je ne veux pas tout dire. Je ne veux pas tout donner. Je veux garder des souvenirs pour moi. Je ne peux pas tout prendre aux gens d’ici. Ils m’ont fait confiance. Il faut que j’emprunte les câbles pour la sono à Sébastien. La première semaine, je cherchais comment me connecter à internet. Je suis passée devant cette boutique. Derrière la vitrine, des garçons qui travaillaient sur des ordinateurs. I-Attitude. Un magasin de domotique. Ils m’ont proposé de venir quand je voulais pour me connecter. Tous les matins, je passais à la boutique. Dans le silence, chacun devant son ordinateur. Et puis le glou-glou de la cafetière. On buvait le café en regardant les champs de betteraves. Les yeux bleus de Sébastien. »

Le gardien :
« Sébastien, quand il part bosser à I-Attitude il embrasse sa femme et ses enfants comme s’il ne devait jamais les revoir. »

La danseuse :
« Il faut que je me lève tôt. Ce matin, commencer par cuire les Pithiviers. Poser leur glaçage. Je ne veux pas partir. Le vent a cessé de souffler. Hier, à la météo ils annonçaient une nouvelle tempête. La nuit est noire. La lune est couchée. Ses rayons ne traversent plus les rideaux. De chaque côté de la rue, les rangées de lampadaires éclairent le rien. Les yeux clairs. Ici, ils ont les yeux clairs. Les yeux verts de La Reine. Les yeux bleus de Sébastien. Au Café de l’Industrie, pas beaucoup de clients. Une toute petite rue isolée. Sur cette rocade, face au Centre Commercial. Debout sur l’îlot directionnel, je pleurais. J’allais me rendre à mon dernier cours de Viet-Vo-Dao. Des rideaux aux fenêtres. Des plantes vertes. Une cage avec un canari. J'ai eu envie d'entrer. Il fait chaud. Ça sent le graillon. Le patron me sert un thé. Je lis La Voix du Nord. Les infos à la radio. Le dernier poilu est mort. Un homme couvert de cambouis entre dans le bar. »

Le gardien :
« Tu viens d’où comme ça ? Tu as bossé ? »

La danseuse :
« Il est maigre. Ses vêtements sont élimés. Il boit sa bière cul sec. Il paye et sort. Pourquoi je pense à ce café ? Pas le moment d’avoir une insomnie. Quelle heure est-il ? À Pithiviers, les cloches sonnaient tous les quarts d’heure. Je savais l’heure qu’il était quand j’avais une insomnie. Où est ma famille ? Je ne veux pas partir. L’oiseau qui chante, on l’a entendu durant la balade nocturne avec Bon Pied Bon Œil. Il imite le plus de sons possibles pour séduire la femelle. Il s’est tu. Il a chanté un quart d’heure. Cet oiseau a égayé mon insomnie. Il me suffit de pas grand-chose. Bien au chaud sous la couette avec la fenêtre ouverte. Tout ce qui dépasse devient froid. Il commence à faire jour. Je ne veux pas partir. »
Le jour de la fête
La terre :
« Ça commence par en-dessous. Une sensation de tiédeur et d’humidité qui sort de partout. Au début, ça fait froid. Et puis ça monte en fumée qui s’échappe de moi. Les grenouilles croassent dans les fossés. Avant, je me souviens, j’étais couverte de marécages. Les hommes ont asséché et drainé les étangs, mais s’ils arrêtent leurs efforts, je me vautrerai à nouveau dans l’argile et les eaux stagnantes. Ce matin, je laisse les brumes matinales me faire un froufrou de gaze dont je me débarrasserai au premier rayon du soleil. »

La danseuse :
« Je me lève. Je prends ma douche dans la pénombre. J’éteins la soufflerie du chauffage. J’entends le gazouillis des oiseaux. C’est vraiment le printemps. J’ai envie d’être ici. Juste d’être ici. Avec la présence alentour de ma famille d’ici. Je ne veux pas partir. Sur le flacon, c’est écrit : un seul shampoing suffit. Mais moi, j’ai la sensation que si ça mousse pas beaucoup, c’est encore sale. »

Le gardien :
« Si elle allume pas son néon
Dans sa salle de bain
On peut pas savoir
Si elle est là ou non
Si sa Punto
N’est pas garée
sous le porche
C’est qu’elle est pas là
Ou que la Punto
Elle est en réparation
Au garage Patou
Aussi on peut regarder la lumière
Dans sa chambre
Aussi on peut
Entendre la radio
Et enfin
Le lit qui grince oui
Ça peut être une indication. »

La danseuse :
« Sylvain m’a laissé un message. Gildas et lui ne pourront pas venir à la fête ce soir. À mon arrivée ici, je regardais s’il y avait un rai de lumière sous la porte des chambres d’hôtes. S’il y avait de la lumière j’allais boire l’apéro avec Gildas et Sylvain. »

Le gardien :
« Ces deux-là, ils travaillent sur l’isolation des abattoirs de Nœux-les-Mines. Ils font des chantiers partout en France. Ils ont une camionnette. On les voit travailler en plein air sur le parking des abattoirs. Toute la journée en plein air à découper de la tôle. Après le boulot, ils viennent boire un coup au bistrot. La nuit, Gildas rêve de sa mère qui est morte. Demain, dès l’aube à l’heure ou blanchit la campagne
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
Il espère retrouver sa mère quand il sera mort. Sylvain, son collègue, c’est un petit jeune. Il prend soin de lui. Depuis quelques jours, on ne les voit plus au café. Ils sont repartis avec leur camionnette en Bretagne sur un autre chantier. »

La fée du logis :
« Comme tous les jours, à treize heures, elle est allée à la salle polyvalente. »

La danseuse :
« C’est ma dernière séance dans la salle polyvalente. J’ai une petite heure. C’est la dernière fois que je vais travailler ici. »

Le compositeur :
(Il improvise sur le canevas suivant)
« Son dernier moment dans la salle polyvalente, ce lieu du non-travail — de l’écriture — dont je parlais tout à l’heure avec l’image de l’arbre. Moment de douceur — ses pleurs… »

La danseuse :
« Hier, au Viet-Vo-Dao, on a fait des exercices où on attaque. Où on pare. Je suis trop légère. Peur de faire mal. Peur de recevoir des coups. Mais, je commence à trouver le truc pour les combats. J’ai fait le premier Quyen avec Audrey. Audrey m’a dit : « C’est con que tu partes. On va plus pouvoir rigoler ensemble. »
Ce soir, La Reine ne sera pas là. La fête doit se faire sans elle. Je suis triste de partir. Tout à l'heure, le gardien de la salle polyvalente m’a dit : »

Le gardien :
« Revenez quand vous voulez
Sous les soleils mouillés
De nos ciels brouillés. »

La danseuse :
« L’eau coule dans le radiateur. Les enfants jouent dans la cour de l’école. Les employés discutent dans la salle du conseil. »

Le gardien :
« On range les sièges pour le conseil municipal de ce soir. »

La danseuse :
« J’aimerais tant voir s’ouvrir les fleurs de magnolias avant mon départ. »

 

La fête

Le compositeur :
(Il improvise sur le canevas suivant)
« Ce que sera musicalement le grand finale collectif, la Fête. Je revisite toute l'oeuvre. Bien sûr, toutes les personnes rencontrées par la danseuse seront sur scène elles-mêmes puisque l’œuvre est conçue pour elles, avec elles, et interprétées par elles. Pour l’instant elles sont dans la salle, on ne jouera donc pas un extrait aujourd’hui, mais je vais donner une idée d’un moment de l’œuvre à venir. »
(Il dirige, danse, chante la pièce imaginée pour trente et un choristes.)

La danseuse :
« Samedi. Cinq heures du matin. Je suis saoule. Tout le monde est venu. La première qui est arrivée, c’est la couturière, puis ensuite, Laureen et Éric. Ils m’ont apporté une fleur. Un azalée. Ensuite Dany et sa fille Julie. Elles m’ont apporté des chocolats. Sandrine a apporté du chocolat. Arlette et Arnaud, une bouteille de vin et un livre sur le Nord-Pas-de-Calais. M. et Mme Bavière sont entrés. Puis le Docteur Cocq est arrivé. Il est reparti pour revenir avec sa femme, Marie-Rose. Audrey avec son mari. Sylvie. Gregg et sa copine.
Je ne savais pas quand j’allais faire ma révélation. Dany allait partir. Les gens de Bon Pied Bon Œil n’étaient pas tous arrivés. Les invités discutaient entre eux. Laureen a fait une démonstration de Viet-Vo-Dao. J’ai dansé un branle simple et un branle double avec Arnaud et Sandrine. Le Docteur Cocq et sa femme ont fait une démonstration de tango. Ensuite, j’ai fait mon aveu. Que j’étais pas là par hasard, que j’étais venue écrire un spectacle sur eux. »

Le gardien :
« On était très émus. »

La danseuse :
« Moi aussi. Ensuite, sont arrivés Sébastien qui sortait du conseil municipal et puis les gens de Bon Pied Bon Œil. Et j’ai renouvelé mon aveu. C’était vers minuit. La couturière est partie la première. Dany et sa fille ensuite. Puis M. et Mme Bavière. Marie-Renée et Gérard. Le Docteur Cocq et sa femme. Sylvie. Sandrine. Fernande. Patricia. Martine et Jacky et leur fils Maxime. Arlette et Arnaud. Daniel. Joëlle. Jean-Michel. Audrey et son mari (qui était fatigué). Laureen et Éric. Je suis restée avec Seb, Gregg et Valérie, et Cédric du Magic a appelé. Il est arrivé avec deux copains. Ils ont apporté de la bière. »

Le gardien :
« Ils sont restés jusqu’à cinq heures du matin à boire de la bière, jouer du piano et danser. »

La fée du logis :
« Je viens de mettre la bouilloire en marche dans la cuisine. La lumière s’éteint chez la Parisienne. Il est six heures trente du matin. »

La danseuse :
« J’en peux plus. Je n’ai pris aucune photo. Je n’ai aucune trace de cette soirée. Ils espèrent tous être invités à la première du spectacle. »


La danseuse :
(Elle chante)
« Sous la terre sont emmêlés les os des soldats
Dans le ciel les étoiles scintillent
Elles sont à des années-lumière de moi
Moi je suis là, je suis heureuse
Dans ce cimetière
Les hommes rassemblés sous la terre me réchauffent
Les étoiles me disent qu’elles existent
Je crois à ma bonne étoile, pas vous ?
L’air est pur. Je ne me perds plus
Je connais chaque route, chaque carrefour
Je ne regarde plus les panneaux de signalisation
Je suis comme chez moi sur ces chemins
Le paysage est transparent
Je marche dans la nuit
Les yeux ouverts comme en plein jour
Je sens venir la tempête
Le vent emportera les tuiles
Ce sera du souci pour les gens d’ici
Moi, je resterai lovée sous ma couette
Ma fenêtre sera ouverte
J’accueillerai la tempête
Comme la terre accueille le sang des soldats »