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Scène 7. À nos Abbesses (initiations)

Scène 7. À nos Abbesses     (suite des Scènes 1 à 6)

Il y eut aussi les chambres du 18ème arrondissement, sur les pentes des Abbesses : rue Germain Pilon, rue André Antoine, rue Véron. Des rues encore secrètes à l’époque, mal éclairées de nuit. Je me souviens de petites chambres ou de minuscules deux-pièces, des locations. On y montait par des escaliers étroits et grinçants, jamais rénovés depuis la dernière guerre, avec des toilettes et un lavabo en fer étamé aux demi-étages. Je me rappelle des portes minces, des lumières tamisées, de l’odeur de patchouli. J’ai l’impression que ces chambres se confondent dans ma mémoire jusqu’à n’en former qu’une. Mais elles étaient bien plusieurs, et se partageaient entre divers usages : certaines servaient à des passes, c’est vrai, parfois plusieurs copines se les partageaient. Mais pour le sommeil aussi, et des périodes de dépannage, des gens en transit, et puis des nuits à fumer, allongés sur les lits, à écouter de la musique et à parler en éclatant de rire. Des récits d’exploits, les ruses du métier.

C’est là que j’ai entendu des prostituées, des femmes surtout, se moquer des clients et des hommes en général, comme jamais ailleurs. Elles racontaient leurs trucs pour accélérer la fin d’une passe, faire jouir un malotru qui se permettait de prendre son temps comme s’il était au lit avec sa femme légitime. Elles disaient comment détourner les exigences de certains hommes, ou réaliser leurs désirs secrets tout en en tirant profit. On riait énormément.

C’étaient les coulisses du show dont les clients étaient les dupes plutôt puérils.

Me frappa, dans la bouche des femmes, des prostituées d’âge mûr surtout — matrones imposantes et truculentes — cette infantilisation des clients, comme s’ils venaient chercher un soin maternel qui leur était dispensé avec une ironie féroce. Ironie dont ils resteraient parfaitement ignorants, comme le sont toujours les clients des arrière-pensées du garçon de café ou du coiffeur.

Ces femmes se demandaient sûrement ce que je faisais là, si jeune parmi vous. A écouter tout ça. J’étais votre ami, vous me traitiez avec égards et simplicité. De temps en temps l’une des prostituées ou l’un de vous me proposait quelque chose, comme un cadeau. Je vais appeler une copine qui t’a vu, elle t’a trouvé mignon tu sais, on vous laissera ici. Sans le savoir, j’étais en train de vivre une initiation.

Un jour, une femme a trouvé moyen de me laisser dans une pièce avec un très jeune homme. Quand je repense au moment que j’ai passé avec lui, je suis étonné. Nous nous étions allongés tous les deux sur la moquette de la chambre, en slips, la fenêtre ouverte sur l’été et nous étions allongés dans la découpe du soleil. Et nous parlions, ou plutôt j’ai le souvenir qu’il parlait sans fin, qu’il me racontait ses aventures, le début d’une vie de prostitution incertaine. Et dangereuse, vu son jeune âge. Nous nous sommes donnés un rendez-vous pour le lendemain après-midi. Il m’avait fait promettre qu’alors nous essaierions de coucher ensemble. Comme un projet sérieux auquel il fallait accorder ce délai de préparation d’une journée. J’étais là le lendemain, pas lui, et je ne l’ai jamais revu. Je ne peux m’empêcher de me poser cette question un peu complaisante, sentimentale, qu’est-il devenu, que lui est-il arrivé ? Je me souviens de tout si j’y repense, même de la senteur de ses cheveux noirs. Je me rappelle aussi d’une jeune Martiniquaise d’une beauté hors du commun, qui arpentait la rue Véron coiffée d’un chapeau d’homme. Comment ai-je pu ne pas tomber amoureux ?

Contrairement à ce qui se passait sur le territoire du bois où vous régniez, vers Blanche et Pigalle vous étiez mélangés avec des femmes et des jeunes hommes. Puis votre activité à vous, les travestis, s’est étendue jusqu’aux rues qui descendent des places, rue Fromentin, rue Fontaine, éveillant la jalousie, les médisances, bientôt la calomnie sur votre contamination supposée par le virus du sida. Mais à la fin des années 80, ce fut l’expansion irrésistible de votre présence, qui rencontrait un succès énorme auprès d’hommes accoutumés à une certaine routine, et au désir feint par les prostituées. Vous, vous pouviez avoir du désir et le manifester, jouer de manière extravagante la gamme des postures amoureuses en quelques minutes haletantes.

Votre théâtre ne désemplit pas. Il devint même un must mondain. Des vedettes du show-biz et du sport — j’en ai croisé — s’encanaillaient avec vous, vous accrochèrent à leurs bras pour sortir au Privilège, aux concerts du Gibus. Des écrivains noctambules devinrent fous de plusieurs d’entre vous. Certains travestis se choisirent comme modèles des stars plus sophistiquées que les sempiternelles Chantal Goya et Dalida des « ressemblances » kitsch du cabaret Michou soudain démodé. La sublime Grace Jones. Lauren Bacall. Deborah Harry. Agnetha Faltskog. Amanda Lear. Madonna.

Mais moi, je n’avais aucun rapport avec cette effervescence de paillettes. Et vous non plus, vous à qui j’écris depuis quelques semaines et qui êtes à la fois un et plusieurs, vous n’avez guère eu part au faste tapageur. Cette époque nous a traversé, entouré, inconsciemment porté peut-être comme les vagues le long de la plage, mais quand je pense à vous, ce sont nos nuits dans cette marge immense du bois, une page noire où résonnent les échos de la vie ordinaire, où se déposent les alluvions de la société. Ce sont les allées du bois dont la mue est si lente, et ces petites chambres hors du temps auxquelles je reviens toujours.

C’est là, dans une chambre de Princesse aux abat-jours voilés, que vous m’avez confié votre secret.

Vous l’aviez rencontré au bois, bien sûr : vous y passiez presque toutes vos soirées. Il venait de terminer ses études de droit. Il venait d’une de ces villes ternes totalement françaises, languissantes mais pincées comme lèvres d’une tenancière avare, Saumur ou Chartres. Mais lui était un jeune homme d’une correction totale, absolue. Si doux, sa coupe de cheveux vous faisait penser à Jim Morrison.

L’amour lui est tombé dessus. A lui aussi. Eros caché dans le bois lui a lancé la flèche la plus inattendue qu’il eut pu recevoir. Lui qui venait là presque par hasard. Peut-être traversait-il simplement le bois, tard ce soir-là, après une réunion de futurs greffiers ou huissiers de justice à Neuilly sur Seine ? et il vous avait aperçue aux abords de Roland-Garros. Du moins c’est ce que vous aimiez à croire. Il s’était arrêté comme s’il vous prenait en stop.

Et ce n’avait pas été un moment comme d’autres. Vous aviez parlé longtemps. Et convenu de vous revoir. Il était revenu. L’amour était venu se vivre là, dans son auto achetée avec les sous de Papa en récompense de la réussite aux examens de droit.

Vous m’avez parlé plusieurs fois de votre amour invivable mais vécu. Je n’osais pas vous questionner.

À suivre