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P., un habitant du bois de Vincennes, une rencontre

P., habitant du bois de Vincennes, une rencontre

J’ai rencontré P. une après-midi d’août. P. habite dans la partie nord-est du bois. Sa cabane évoque une tente dans le désert, avec son armature en bois qui soutient une toiture faite de plusieurs épaisseurs de bâches imperméables en plastique. Dans la tente on ne peut se tenir qu’allongé. Soit dans la couche qui s’enfonce droit dans les profondeurs, soit en travers, sur une sorte de seuil où j’ai trouvé P. étendu, en train de lire Tout ce que j’aimais de Siri Hustvedt.

J’avais par chance un but précis en venant rejoindre P., sans quoi je n’aurais jamais osé l’approcher. Je devais lui transmettre le cadeau qu’un ami de Marseille m’avait confié pour lui. Cette mission était aussi un cadeau pour moi : m’offrant le prétexte idéal d’une telle rencontre. Arrivé près de l’endroit marqué par l’ami d’un point rouge sur un plan, je suis sorti du sentier piéton pour m’enfoncer dans les sous-bois, sur une cinquantaine de mètres.

La cabane de P. est entourée par une sorte de courette faite de troncs couchés ou assis, délimitée aussi par des sortes de coffres et des cartons servant de rangements et de garde-mangers, un fil à linge, diverses perches et bâtons posés contre les arbres proches. L’environnement de la cabane semble également habité, balisé. En observant mieux les alentours, elle paraît être le centre d’un petit territoire dont le pourtour, que l’on devine à peine, trace des pointillés dans la texture du bois. Ceci me fait penser à une expérience marquante dans le désert de Jordanie où je voyageais avec une jeune chercheuse de l’Institut Français d’Archéologie, l’Ifapo. Je regardai le paysage écrasé d’aridité et lâchai une phrase sur ces étendues inhabitées, ce qui fit rire ma compagne. Regarde bien, dit-elle. Sur ce versant, tu as une culture à moitié en friche, à moitié semée. Un peu plus haut, c’est le tracé d’un enclos pour des animaux domestiques. Là un sentier dessiné, là un autre qui le croise. Et cette tache, c’est une bergère allongée à l’ombre des rochers, ce qui signifie qu’il y a un troupeau tout près… Je n’avais donc rien vu, rien lu de ce paysage, notamment à cause de mes préjugés sur la solitude du désert. Je crois que cette leçon a porté, je m’efforce depuis d’être vigilant envers les signes écrits sur ces palimpsestes des paysages.

Autour de la cabane de P., on ne peut pas savoir quelle souche a été disposée exprès pour délimiter quelque chose, ou même pour être mise en valeur, et quelle autre est là à cause des cycles du temps. Mais il est évident que tout ce que le bois produit, comme un organisme, est orienté par les humains.

P. m’a précisé que quelqu’un lui avait « donné » (c’est le verbe qu’il a employé) cette cabane, il a donc succédé à un autre habitant. Je ne sais depuis combien de temps. Mais il est certain que P. a une grande habitude de cette vie. Toute son habitation traduit dans le détail son sens de l’organisation pratique, son ingéniosité, ses savoir-faire. Il m’a posé pas mal de questions sur ce que je faisais au théâtre et en musique. Il m’a décrit les comportements des différents oiseaux, ce que la canicule de juillet dernier engendrait d’inhabituel, d’agressif même chez les corbeaux. Sa coexistence avec les hiboux, les araignées, les frelons, les mulots — et avec ses voisins, un couple qui a son campement à une bonne trentaine de mètres. Les répercussions des concerts de musique électronique qui giflaient le bois durant des nuits entières en juillet. Sa pratique quotidienne d’exercices corporels et mentaux tirés du chi gong. Les nombreux livres qu’il trouve ou emprunte en bibliothèque. Il a vécu à Aix en Provence et aussi en Amérique du Sud. Il imagine partir du bois, un jour, proche peut-être, pour voyager de nouveau.

Ci-dessous, un bref récit qu’il a fait, une sorte de conte. Pendant les deux heures où nous parlions, les lumières prises dans la forêt ne cessaient pas de se mouvoir, émerveillantes.

« J’ai entendu dire qu’il existe au fin fond de la Suède des hommes qui vivent dispersés sur de grandes étendues. Ils ne parlent pas la même langue. Mais cela va plus loin : en fait, chacun parle un dialecte qu’il est le seul à parler. Quand l’un de ces hommes meurt, le dialecte qu’il parle meurt avec lui. Pourtant, quand il leur arrive de se rencontrer, ces hommes arrivent à communiquer entre eux. Ils sont capables de se comprendre. En même temps, chacun possède sa propre langue, celle qui est sa singularité. Peut-être que ce langage singulier se transmet tout de même à la fin de la vie aux proches, aux descendants. A leur tour, ceux-ci possèdent un moyen de communiquer avec les autres, et leur manière de parler. Unique. »