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L'araignée de l'Aquarium et la championne olympique de vitesse sur piste courte

L’araignée de l’Aquarium et la championne olympique de vitesse sur piste courte

De ma fenêtre vers midi, je vis une famille qui s’installait pour pique-niquer sur les tables face au théâtre. Monsieur, jeune soixantaine, avait garé sa voiture et déchargeait avec sa femme des glacières, une nappe, des gobelets, des tupperwares remplis de nourriture. Comme sur une aire d’autoroute. Pendant ce temps, une jeune femme dépliait une chaise longue et s’y allongeait, disparaissant derrière les tables. J’étais loin d’imaginer qu’il s’agissait d’une championne olympique, dont j’allais ouïr l’épopée glissante.

Je m’amuse à observer les gens qui viennent se poser autour des tables. Il y en a assez peu. Cela arrive une fois par jour, certains jours pas du tout. Hier, c’était une belle actrice italienne qui posait devant son petit ami photographe, « pour son book ». Juste avant, une classe de gamins venus de Chevilly-Larue (une heure de trajet), conduits, ou plutôt égarés, par une animatrice hagarde qui cherchait le « stade Léo Lagrange » pour suivre les « défis » d’un « challenge inter-classes ». Ne pouvant exaucer le défi, je pesai de tout mon poids pour remplacer le stade Léo Lagrange par le Poney-club de la Cartoucherie, assorti d’une visite dans le théâtre. Devant la Table, l'œuvre de Johnny Lebigot rangée dans l’atelier, je dramatisai la présence des ailes de rapaces, des osselets et des peaux séchées qui en forment la parure. Vivement impressionnés, les enfants le furent aussi par le grand plateau vide, qui réveilla en eux les couplets assez drus de leurs raps favoris.

Ce matin encore, une famille américano-hollandaise passa, qui semblait marcher en apesanteur. Des parents respectables venus de Virginie, un fils, Tony, guitariste immigré à Amsterdam. Ils se montrèrent enthousiasmés par mon exposé sur le Chœur d’aventure, me posèrent une foule de questions sur la manière dont je m’y prends, et semblèrent fascinés par mes explications. Mais, malgré des serments solennels et les traités qui régissent la mutuelle confiance entre nos deux pays, ils ne vinrent point à l’atelier.

Ce qui m’amuse n’est pas tant d’observer depuis la cuisine des gens inconscients d’être vus, que de choisir le moment, théâtral, c’est le cas de le dire, où je vais sortir du bâtiment qui paraît inhabité (les grands volets jaunes de la façade sont fermés). Je sors nonchalamment, surgi de nulle part, et à leur stupéfaction, je leur propose un café ou un sirop à la menthe. Mon défi étant évidemment d’en venir à leur parler du Chœur d’aventure, de ma résidence, des Habitants du bois, et de la si déplorable situation actuelle de l’art théâtral. La plupart du temps ils sursautent violemment, puis ont le réflexe défensif de s’excuser d’être là. Je leur souris comme une araignée qui veut paraître aimable à ses dernières proies, et leur représente magnanimement qu’ils se trouvent dans un lieu public, sous-entendant que mes titres de noblesse ne me donnent plus guère le droit, depuis une certaine nuit d’août 1789, de les considérer comme des intrus sur mes terres. Je réitère donc ma proposition d’hospitalité, qui comme on sait depuis Mauss est le plus sûr moyen de ligoter autrui dans les rets des égards mutuels et obligations réciproques. Le petit ami de l’actrice italienne marqua d’ailleurs sa ferme intention de se débattre dans cette toile, au cas où je voudrais attirer sa mouche, qui m’adressait de larges sourires corporatistes (entre théâtreux), dans un projet d’aventure dont le chœur du même nom ne serait qu’un cache-sexe. Il refusa derechef de prendre deux tracts, me signifiant par là qu’elle et lui ne faisaient qu’un.

Eros a ceci de merveilleux qu’il fait vraiment n’importe quoi, pensai-je en imaginant cette douce italienne dans les bras du photographe, dont la maigreur de limande s’ornait pour toute coiffure d’une natte filasse tombant en quenouille. Ils en étaient aux prémices de leurs émois, car j’observai par la suite l’appareil photo se rapprocher de plus en plus anormalement de son sujet, jusqu’à ne plus pouvoir que pendre en bandoulière comme un accessoire désormais superflu, alors que les deux tourtereaux avaient visiblement un objectif des plus serrés. Ils disparurent un quart d’heure, laissant en vrac leurs affaires, et je me demandai dans quel coin de la Cartoucherie, pas aussi déserte qu’elle en a l’air par ces après-midis d’août, se contaient-ils fleurette, jusqu’à peut-être en exprimer les sucs. En même temps, il est bon que les enfants du Centre équestre observent autre chose que leurs poneys broutant.

Mais j’en reviens à notre championne. Le pronom possessif est entièrement justifié, puisqu’un champion et une championne nous appartiennent de plein droit, avec leur chevaleresque emploi de porter nos couleurs pour les hisser au firmament d’exploits surhumains et post-humains. Du reste, ce mandat symbolique que nous confions aux athlètes et qui ne représente rien moins que notre honneur (puisque nous sommes sacrés champions du monde en même temps qu’eux et que leur victoire est la nôtre), nous l’accompagnons quotidiennement du soutien moins symbolique de nos deniers, qui par les divers étirements de l’effort fiscal si universellement douloureux, permet à la discipline acharnée de ces corps de s’exercer dans un camp d’entraînement tel que l’Institut National du Sport, de l’Expertise et de la Performance, l’INSEP, dont l’immense périmètre ceint de hautes grilles s’étend face à la Cartoucherie.

Cependant, pour accéder à la jeune femme allongée sur le transat, je dus montrer patte blanche, et plus patiente encore que blanche, à ses parents. Charmants d’ailleurs, mais qui cumulent les fonctions de publicistes, agents, biographes et supporters inconditionnels de leur championne de fille.

Le discours de ce couple est remarquable en ce qu’il se déroule en continu : lorsqu’une des deux voix prend sa respiration, l’autre prend aussitôt le relais, et ainsi de suite. J’espérai donc qu’un accroc providentiel créerait ne serait-ce qu’un demi-soupir dans le logos sans ponctuation de cet être bicéphale. Je tentai de faire comprendre par des regards vers la belle allongée combien j’eus aimé recueillir sa propre version de la multitude d’informations qui m’arrivaient à son sujet, et dans lesquelles je peinais à distinguer l’essentiel des anecdotes. Je compris alors ce que peut ressentir un astronome lorsqu’il reçoit les images brouillées d’une planète située à des millions d’années-lumière, bombardées soudain par une sonde censément perdue, et qui ne saura jamais si cette tache sombre est un merveilleux lac empli d’aliens ou un caprice du stupide logiciel de transmission intersidérale.

Afin que mon supplice et celui de l’astronome ne devienne pas le vôtre, je vous livre ci-dessous un montage des propos de la multi-championne de France de Short-track, car c’était elle. J’entends par montage non pas une sélection de ses paroles, mais bien la suppression des innombrables scolies, commentaires, apartés et addenda, encore plus foisonnants que dans L’Ethique de Spinoza (mais moins intrigants), dont l’entité parentale entrelardait les phrases proférées de haute lutte par la demoiselle, quand elle ne les recouvraient pas. Excellent exercice d’oreille sélective et de dissociation mondaine.

Au fait, vous ignorez ce qu’est le Short-track ? Voici.

Véronique Pierron : « J’ai 26 ans et 19 sur les patins. J’ai commencé à 7 ans. Ce qui m’a fait continuer, c’est que je gagnais. Facilement. Je suis Championne de France dans toutes les catégories, j’ai tout gagné. Je fais partie de l’équipe olympique depuis 5 ans.

Là je reviens de l’INSEP où j’ai fait une IRM de mon genou. Une douleur intolérable à l’entraînement, pour l’instant rien d’autre. J’ai déjà eu pas mal de blessures.

L’INSEP est une petite ville. 26 Fédérations de sports différents y font leurs entraînements. Piscine olympique, gymnases avec matériel flambant neuf, 3 salles de luttes, de boxe…Hôtellerie, boutique, guichet bancaire. Et la grande clinique d’où je reviens.

Le Short-track ça ne dit rien à personne, tout le monde regarde le patinage artistique. «Piste courte ». C’est le patinage de course. Sur 500 mètres, 1000 ou 1500 mètres. La piste est circulaire. Une course de vitesse extrême, 5 ou 6 patineuses tentent d’arriver la première.

Tout va si vite qu’on est facilement victime d’une erreur des juges. Récemment j’ai été éliminée pour une soi-disant faute, on a cru que j’avais touché une concurrente. Il y a des concurrentes qui en viennent à simuler une faute sur elles-mêmes pour vous l’attribuer. Avant une course j’ai droit à 10 minutes d’échauffement sur la piste. Depuis mon enfance je me prépare à la compétition, mentalement. La nourriture, on n’a pas de nutritionniste attitré avec nous — comme on n’est pas un sport de poids, plus ou moins 1 kg ce n’est pas grave— je fais attention. Quand nous partons pour les compétitions, nous n’avons pas un staff médical complet avec nous. Notre Fédération n’est pas parmi les plus riches.

Je gagne, disons, un petit Smic. En cas de résultats seulement, la Fédé nous donne une prime. Je vis là où je m’entraîne, à Font-Romeu. Je pars bientôt au Canada pour une compétition.

Cette année j’ai été médaille de Bronze 1500 mètres aux Championnats d’Europe de Dordrecht. Ma mère a si peur quand je cours qu’elle sort du stade. Mais à Dordrecht, en revenant dans le hall, elle a vu mon visage sur un écran géant au moment où je baissais la tête. Rien qu’à ce geste elle a deviné que j’étais sur le podium : Véronique a une médaille !

Dans deux ans, les Championnats du Monde à Londres. »

Véronique Pierron : http://www.studyrama.com/vie-etudiante/faire-du-sport-et-des-etudes/concilier-le-sport-de-haut-niveau-et-les-etudes/rencontre-avec-veronique-pierron-la-numero-1-de-short-93009

https://fr.wikipedia.org/wiki/V%C3%A9ronique_Pierron