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Pour Guillaume

Pour Guillaume  (suite aux Polémiques 1 à 3)

Stop callin’ I don’t wanna think anymore

I left my head and my heart on the dance floor (Lady Gaga)

J’ai croisé William un soir des années 80. J’ai le souvenir d’un jeune homme en loden vert boutonné de bas en haut, comme celui que j’avais porté dans l’arrondissement désuet où mes parents avaient échoué. L’uniforme des jeunes gens conformistes, passant inaperçus. C’était dans une galerie, une espèce de vernissage. Etrangement, il y avait du Schubert en musique de fond, le Quatuor La Jeune fille et la mort.

Quelqu’un a ricané. Schubert… J’ai dit Schubert ! Le ricaneur moi je trouve ça laborieux, Schubert. On voit qu’il passait son temps à bosser. William hocha la tête, il a beaucoup travaillé dit-il sans conviction. Non, j’ai dit, il se pressait. C’est sublime, Schubert. Le ricaneur moi je trouve qu’on entend qu’il a travaillé, j’aime pas ça… Et William acquiesça encore.

Je vis que son problème n’était pas Schubert mais cette histoire de travail. Je me suis lancé. Je dis que Schubert, contrairement à ce qu’on pouvait croire, n’avait rien d’un artisan qui aligne ses pièces. Il était traversé, littéralement, par la musique. Si travail il y avait eu chez lui, ç’avait été d’accepter de se laisser traverser par cette musique, et de la suivre avec la plume. D’immobiliser son corps traversé par l’énergie des idées. Et les moments de remplissage n’étaient que son débat avec les formes classiques, héritées, sonate, variation, alors que sa vraie tendance était d’appeler sa musique « impromptu » ou « fantaisie », ou de noter des pièces d’une condensation dramatique extraordinaire, ou encore de répéter ses idées. Je dis que lorsqu’il révisait un lied au lieu de raturer la partition il réécrivait tout du début, même si c’était seulement pour rajouter une nuance ou un infime accord. Parce qu’alors il se faisait retraverser par toute la musique. Comme il l’interprétait rarement, sa manière de jouer la musique était de l’écrire, son écriture s’était confondue avec les pulsations de son corps dans la musique.

J’ai vu que cette idée-là intéressait William : que Schubert ait travaillé à être passif, non pas en tâcheron abruti mais comme un corps qui reçoit des vibrations et qui les écrit en les captant. Savoir, en somme, si le travail est quelque chose d’actif, ou autre chose. (Paul Hindemith un jour expliquait en public : Je me lève et puis je compose trois heures, puis je mange, je bois une bière, et puis je recompose trois heures…» Stravinsky, l’interrompant : ça s’entend !)

Cela rejoignait aussi Duras : être tous les jours à sa table de travail. Et « surtout, surtout, ne pas travailler. Atteindre le non-travail. »

Autant dire que le ricaneur n’avait pas prévu cette crue de paroles sur Schubert. Il devint muet et tourna les talons. Avec William, réservé et pâle, on s’est parlés comme ça une demi-heure, sur l’écriture, et comment envisager de se mettre en elle contre les idées toutes faites sur le labeur.

Je ne sais pas s’il a écouté du Schubert après.

Après, tant de choses ont passé. Les livres de William devenu Guillaume. Guillaume Dustan coiffant crânement sa perruque verte, englué dans la vulgarité visqueuse qu’il était venu affronter à la télé. Mais d’abord son écriture. Mix de récits en direct et d’essais fulgurants, les plus beaux, sur le corps, sur les corps et leurs états : danse, écoute, transe, expériences des substances, de l’alcool et de l’épuisement, faiblesses, maladie, extases, sensation de mort, marche dans les villes, chagrins de fils, d’amant et d’amour, malaise et jouissance, frustrations, désirs, dragues et baisers. Baisers solitaires, amoureux, collectifs, cosmiques. Pulsations de ses mots. Oui, les plus beaux livres sur l’histoire du corps, dignes de Foucault, ou comment les pratiques des années 60, d’intensifications, d’expérimentations, de métamorphose, se transmettront malgré les régressions moralisantes. Formes de vie qui changent des inventions du langage qui changent des inventions de vie.

Ceux qui le réduisent au dérisoire étendard de l’ « auto-fiction » devraient s’en aviser. Attaqué, poursuivi jusqu’après sa mort par Act Up pour ses positions, pourtant modérées, sur l’usage ou pas des capotes en temps de Sida. Pris pour un monstre d’irresponsabilité, lui le doux, le vrai démocrate, le raisonnable à qui la science d’aujourd’hui donne raison : 1) il est faux médicalement qu’on se surcontamine une fois contaminé 2) chacun est juridiquement responsable de soi, plutôt que des autres partenaires consentants 3) il est faux que le préservatif soit sans effets sur le sexuel, le sensuel, l’imaginaire, et ne rejoigne pas insidieusement la censure ancestrale, mortifère, sous prétexte d’indemniser la vie du virus 4) seule la recherche biologique — et non vertu, mortification, moins-vivant et moins-jouissant— vaincra l’épidémie virale. Tout ça, les non-lecteurs qui veulent le biffer de la littérature ne peuvent pas le lui retirer.

Et pour refouler sa parole tendrement sadienne, venue du fond lumineux des Lumières, on vilipenda Dustan, on en fit un épouvantail d’irresponsabilité anti-citoyenne.

Et ces lois des années 2010 venues de la gauche, qui prônent la prohibition indifférenciée de « la prostitution », étonneront.

Tes livres poursuivent un chemin. Pirogues sans rameur.

Je suis l’écrivain sauvage et inespéré osait Duras.

Lui : J’ai toujours été pour tout être.

https://www.youtube.com/watch?v=e-obUHgtQ90

(Youtube / Guillaume Dustan / Pink TV)