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Scène 5. Répétition de charme aux Grands Magasins

Scène 5. Répétition de charme aux Grands Magasins (suite des Scènes 1 à 4)

Quand je vous ai demandé pourquoi vous êtes devenu un travesti, vous m’avez répondu simplement Me gustan los hombres. Et pour être honnête, vous avez accompagné votre réponse d’un geste pour serrer mon sexe, avec un rire timide mimant la malice. Ma question était si peu encourageante. Je veux dire, votre corps supposait un tel chemin, une décision originelle si radicale suivie d’efforts tellement quotidiens, jamais relâchés, que j’aurais aimé que vous me racontiez cela : comment on décide de partir, de faire partir son corps dans un tel voyage. Et comment faisiez-vous pour chaque jour maintenir, renouveler votre invention.

Vous n’étiez pas transsexuel, pas opéré, mais vous aviez des seins très beaux, volumineux sans excès, une peau de satin, des rondeurs maternelles, de longs cheveux noirs qui me faisaient penser à ceux des Indiens d’Amazonie — vous étiez d’origine Argentine —, une voix modulable douce puis coassante, sensuelle puis moqueuse. Vous étiez très maquillé, davantage, vous étiez huilé, entouré de parfums qui vous environnaient d’une aura musquée. Vous étiez parfaitement exotique.

Vous attendiez vos clients devant des fourrés, tapi dans la frondaison comme un animal des tableaux du Douanier Rousseau. On pouvait passer près de vous sans vous voir, tant vous saviez vous fondre dans le bois. Mais vous faisiez sonner votre bubble-gum d’un coup de langue incisif pour vous signaler quand passait une silhouette marcheuse.

Vous choisissiez vos silhouettes préférées. Los jovenes… y tambien los que son correctos. Comme tous vos amis du bois, vous déclariez redouter les « racailles », las malas, ces jeunes qui ne viennent que pour mater en groupe, souvent saouls dans une voiture, et qui sont finalement agressifs, passant des cris aux menaces.

Grâce à vous je me suis habitué aux tonalités du bois. A ces silhouettes qui marchent doucement, mais aussi à ces coups d’accélérateurs exaspérés, ces manifestations de virilité automobile frustrée. Dangereuse. Celles des supporters du Parc des Princes les soirées d’après-matchs. Celles des bidasses en permission, prétextant vouloir se taper des nanas pour vous reprocher violemment de ne pas en être « des vraies ».

Nous avons parlé longtemps, longtemps. Quand une silhouette venait je m’écartais ostensiblement. Je savais bien que vous étiez au travail. Que votre vie en dépendait, comme pour tout un chacun. Vous n’étiez pas là pour étancher la curiosité d’un jeune homme de passage. Et cependant vous parliez, généreusement. Et les copines, vos copines, vous me les avez présentées. Et avec elles, j’attendais les fins de soirées, les fins de nuits. Et quand elles s’asseyaient, fatiguées, sur un tronc couché ou sur un banc, j’écoutais leurs récits de passes, leurs blagues et leurs défis dans la nuit tiède et épaisse. Je prenais conscience d’un monde que je n’aurais pas même soupçonné.

Et puis, votre invitation a outrepassé la nuit, elle a empiété sur le jour criard de la ville.

Je me retrouve Place Clichy vers 14 heures. C’est l’heure où vous vous réveillez avec les copines. Vous allez boire un café aux angles des petites rues du 17ème arrondissement et des boulevards ou de la place bruyante. Vous m’appelez « El pequeno Cristo » avec votre merveilleux accent, pour simplifier (?)

Nous prenons quelques cafés, et avec les copines nous montons dans vos chambres. Petits hôtels du 17ème arrondissement, arrière-cours des Batignolles.

C’est alors que vous me parlez d’un travail que vous devez effectuer cet après-midi. On ira aux Grands Magasins de la Chaussée d’Antin, au Printemps : si je veux bien venir avec vous. Je crois qu’il s’agit d’achats, de vêtements ou de produits de beauté dont vous avez besoin pour votre travail.

Pas du tout.

Vous avec revêtu un jean et un t-shirt blanc très sobre. Vous passez inaperçu, ainsi. Rien à voir avec votre costume du bois, vos atours de la nuit. Vous avez pris mon bras. Nous marchons devant les vitrines, et vous m’arrêtez soudain. Nous devons attendre. Je me demande quoi. Au bout d’un moment, vous me désignez une femme qui marche devant nous. Elle hésite à rentrer dans le magasin, elle s’attarde devant une vitrine. Enfin elle franchit les grandes portes en cuivre. Vous me faites signe que nous devons la suivre. Seriez-vous pickpocket ?

A quatre ou cinq mètres d’elle, nous continuons à la suivre. C’est le rez-de-chaussée du Printemps, et son dédale de parfumeurs. La femme commence à reluquer les étals, à examiner les flacons. Et vous voilà en train, sans que je m’en rende bien compte d’abord, d’imiter sa démarche, ses attitudes, les gestes de cette femme. Vous avez calqué votre démarche sur la sienne, mais aussi, vous imitez les gestes du bras et du poignet, vous rentrez dans le rythme et l’intention expressive des gestes de cette passante, qui comme une abeille gourmande commence à vouloir butiner les parfums proposés à sa convoitise… Jusqu’à ce qu’une vendeuse plus racoleuse que les autres l’aborde pour lui proposer un essai, tenez, faites-voir votre poignet, sentez ceci… et ceci…

Et vous, un coup de coude, et vous me désignez une autre femme, un peu plus loin. Nous voici à sa poursuite. Mais vous : à quelques mètres d’elle, vous calquez sa gestuelle, ses inflexions, jusqu’aux plus minimes — sa manière de saisir un flacon entre pouce et majeur, l’élan retenu du poignet vers une boîte désirée. La pause de la hanche le temps de regarder, puis le mouvement des pieds pour la démarche nonchalante, inconsciente, dans les travées du souk.

Es asi me entero, me dites-vous. C’est comme ça que j’apprends.

C’est ainsi que j’entre en moi les gestes qui appartiennent en secret et en propre aux femmes, des plus généraux aux plus menus, pourrais-je traduire aussi.

Vous faites cela souvent. Vous remarquez, vous marquez un arrêt, puis vous vous efforcez de transcrire en vous la danse inconsciente, les appuis délicats, ralentis, frivoles, coquets, les plus légers accents de l’âme éphémère des modèles que vous vous choisissez dans la rue.

De ma vie, je crois n’avoir connu personne qui aime les femmes plus que vous.