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Scène 3. Ce soir-là c'est fait

Scène 3 (Suite des Scènes 1 et 2)

Ce soir-là c’est fait, une main jaillit de votre silhouette et m’agrippe comme un membre de pieuvre. J’ai senti sur moi la force surprenante de vos doigts, l’épaisseur charnue de vos mains, contrastant avec la gracilité de votre démarche et le galbe de vos hanches. J’apprends qu’il y a en vous des endroits de douceur, courbes fuyantes de satin, et d’autres dotés d’une poigne impérieuse, qui rappelle aux étourdis que vous n’êtes pas tout un. Le personnage que vous incarnez est une composition de forces antagonistes. Aucune d’elles ne se laisse oublier, pas plus qu’un visage se jouant derrière les mouvements d’un éventail. J’apprends que cette coquetterie qui vous nimbe comme un tulle apparemment inséparable, vous la jetez soudain par terre comme une couverture grossière. Apparaissent alors d’autres rapports de couleurs, de force physique, et de voix.

Votre voix. C’est elle qui m’a d’abord attiré dans l’épaisseur de l’obscurité je crois, telle une sirène. Un son vocal inconnu, incertain, dont je désire m’approcher, dont il me faut vérifier par quels liens il se tient à quel corps… Votre voix, vos voix. Car je vous entends proférer un appel en espagnol, et les réponses, les exclamations d’autres voix comme la vôtre, en écho dans la nuit. Vous ne criez pas, vous vous exclamez. Vous vous moquez serait une expression plus juste. C’est à cause de vous que je suis ému aux larmes par le titre d’un livre que je n’ai jamais lu : Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur. Le titre anglais, glaçant : To Kill a Mockingbird. Ces quelques mots me donnent immédiatement envie d’écrire de la musique, de poursuivre leurs sonorités.

Vos moqueries fusent dans la nuit. Vos voix d’oiseaux lancent des mots argentins ou brésiliens. Bientôt, en vous suivant, j’assisterai à vos parties d’injures rieuses, de moqueries.

Vous appelez, aussi, les silhouettes passantes. Vous cherchez à les faire dévier de la ligne du trottoir mouillée de lumières, les forcer à vous entendre, à répondre à votre appel, à étudier vos propositions. Vous jouez avec, vous jouez avec l’idée de rencontre impromptue. Vous respectez cette envie des silhouettes, de mimer une rencontre de hasard. Vous respectez ce désir de discrétion. De lâcheté. Mais aussi de pudeur, et sans doute de crainte. Votre savoir est sûr. Vous savez que certaines silhouettes, sinon toutes, ont peur. Plus ou moins. Et qu’il s’agit de les aider à faire ce petit saut, enjamber ce petit vertige qui consiste à se laisser aller à vous suivre, à suivre un désir tel, et de payer pour cela. De payer aussi pour en être quitte. Que la passe ne laisse pas plus de trace que l’achat d’une gourmandise, aussi anodine, fondante, douée d’oubli qu’un bonbon d’enfant. Et vous, ce n’est pas que vous acceptiez tout cela, ce serait trop peu. Mais vous le favorisez, l’accompagnez, le créez au besoin.

Passeur de brebis.

Les silhouettes s’appliquent à marcher comme si de rien n’était, tels des compagnons d’Ulysse égarés, revenus de leur errance frappés d’une amnésie partielle, dérivant dans une recherche d’oubli comme si la mesure des eaux du Léthé n’avait pas été suffisante pour les faire réellement passer de l’autre côté, là où la vie s’efface pour se reprendre à la première maille, ces silhouettes dévient souvent à votre appel, comme des graines entraînées par une brise. Vous savez que tout se joue très vite. Vous êtes prêt, armé, et finement tendu, attentif à la fois à qui se trouve là devant vous et à ne pas empiéter sur l’indispensable anonymat. Comme un thérapeute, tourné et détourné, à l’écoute et neutre. Votre théâtre est ici, dans le bois, vous en êtes le montreur. Le premier rôle, le metteur en scène, costumier et même décorateur. Vous choisissez les lieux. Les aménagez.

Et pourtant ce théâtre est inversé : sa scène est toute de coulisses, elle est derrière les pendrillons feuillus où vous et vos comparses entraînez votre partenaire d’un moment à passer.

A suivre