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Le bois l'oisif

Le bois l’oisif

Mon amie Arlette Farge m’a parlé des oisifs. Elle m’a dit (j’espère ne pas déformer ses propos) que cette notion a été forgée à un moment assez précis de l’histoire, autour de l’apostolat de Saint Vincent de Paul. Lui secourait les pauvres comme on sait (« j’ai peine de votre peine »), oui, mais derrière cette chaste sainteté se profile une création moins avouable, lourde de conséquences : celle de la figure de l’oisif. Qui n’est pas superposable à la notion d’otium, d’oisiveté, dont on sait qu’elle fut chérie des Anciens, qui n’y voyaient aucune passivité coupable : c’était au contraire une sorte de conquête, de vertu, d’équilibre atteint dans l’ourlet des vicissitudes du monde, un peu comme sont pour le jardinier des plates-bandes bêchées, dessinées, terreau indispensable aux meilleurs arbres, aux plus beaux fruits.

Qui sont les « oisifs » du saint chrétien ? Des passifs. Des improductifs certes, mais en chrétienté cela n’eut pas suffi à faire naître un soupçon de péché. Jacques Le Goff montre qu’audit Moyen-âge on put se satisfaire d’une certaine stagnation technique et économique (d’une décroissance !) selon la parole de Jésus de Nazareth : « Ne vous préoccupez pas du lendemain. Voyez les oiseaux : ils ne récoltent ni ne sèment. » Les « oisifs » de Saint Vincent (1581-1660) naissent, eux, dans la modernité, comme un repoussoir nimbé de toutes les ambiguïtés du pauvre. Désormais responsable de sa condition anti-dynamique, aboulique ; de sa résistance passive à l’élan perpétuel du monde.

*** Monsieur, j’ai pensé aux oisifs de Saint-Vincent en vous apercevant depuis ma voiture, une après-midi de juillet, derrière l’Hippodrome de Vincennes. J’étais de passage, avec Jeanne, en train de manœuvrer pour retrouver ma route vers la Cartoucherie. Vous, par contre, étiez immobile, mais à la perfection : immobile. Comme ces arbres auxquels la canicule de ce mois transpirant ne communique plus le plus léger souffle. Un jeune metteur en scène d’Open-source travaillait cette semaine-là au théâtre, il a filmé ces arbres, et on les aurait cru pris dans le bromure d’un vieux cliché photographique.

Vous, Monsieur, étiez comme habité par cette immobilité. Mais la chaleur ne semblait pas la cause de votre faculté remarquable d’être figé. Laissez-moi vous évoquer : soixante-cinq ans peut-être, pantalon gris de flanelle trop remonté au-dessus d’un ventre à peine renflé, chemise élégante, lunettes de fer, cheveux plaqués sans cruauté excessive. Monsieur, je n’en sais pas davantage de vous. Sinon que votre immobilité de héron — un étang non loin faisait le fond du cliché involontaire que vous formiez — ou peut-être de reptile innocenté, m’apparut tout de suite comme une expression de vous-même, ainsi immobile vous paraissiez vous chanter vous-même avec plus d’éloquence que ne l’aurait fait la plus lyrique et agitée des sopranos exaltée par sa propre gloire. Vous et moi savons, Monsieur, que l’immobilité n’est à proprement parler qu’un masque ; un leurre. Nos organes sont bien incapables, jusque dans le plus profond sommeil, d’un tel état. Et même « les pauvres morts », comme disait Larbaud, n’ont d’immobiles que la rugueuse apparence. Disons que la Nature bouge à leur place. Mais passons.

Vos yeux, donc. Sans parler du reste, bougeaient, se mouvaient de toutes parts. Et votre immobilité ne pouvait être que de circonstance, et donc le produit d’un effort, d’une tension, d’un travail, osons le mot. Vous étiez là, immobile, en plein travail.

Je regardais très vite autour de vous. Et j’entrevis d’autres hérons. Comme vous, Monsieur. D’autre hommes, immobilisés. En plein travail. Et que ce travail me paraisse correspondre en tous points au mot « oisif », voilà qui est étrange.

Pourtant, c’est bien ce mot-ci qui semble juste, et aussitôt le voilà : oisif, se répercutant sur toutes les cimes du bois, oisif dans les arborescences, oisif sous les frondaisons, oisif au creux des sentiers du bois. Oui c’est ici, « au bois de mon cœur » (Brassens) que se trouve le paradis des oisifs, gardé par l’Oisif suprême, vous Monsieur, cette après-midi-là. C’est au bois que l’activité des oisifs d’aujourd’hui se vit en plénitude, déploie ses ramures sans mouvements apparents, son ramage sans son audible.

Et que l’oisif ait à faire, et même beaucoup à faire au bois, et que ces affaires aient à voir avec le bois en tant qu’état tout entier et avec ce qu’on nomme la sexualité — vous en étiez l’exemple même, Monsieur, sans vouloir vous offenser, ni vous, ni votre épouse putative. Vous qui auriez pu vous distraire à cette heure, intégrer un club, un cercle de boulistes, un tournoi de bridge, un goûter entre anciens de la Société, un rendez-vous avec un vieux bossu de vos copains, vous étiez là, oisif, parfaitement oisif. Monsieur :

Oisif, forcément oisif (mille excuses pour cette transposition… Mais quand une mélodie est juste, la transposer est ce qu’on peut lui faire sans dommage).

A suivre