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La Langueur du Jardin d'Agronomie Tropicale une après-midi de juillet (locus bois de Vincennes 1)

 

Langueur du Jardin d’Agronomie Tropicale une après-midi de juillet (Locus bois de Vincennes 1)

Le JAT. Des panneaux, des dizaines, on croirait que ce sont eux qui poussent dans ce jardin, ne laissent rien ignorer de l’histoire. En même temps, les dates s’enchevêtrent, aussi denses et confuses que les arbres dévorés de lierres : les Expositions Universelles, Coloniales, les guerres, 14-18, l’Indochine, les Laotiens et les Cambodgiens morts pour la France, les Noirs morts pour la France, le stupa Khmère… Tout se confond. Ce qu’on comprend, c’est que les pavillons sont des restes ou des ruines ou des remontages partiels. Ils étaient ailleurs, ont été replantés là, ont servi de bâtiments hospitaliers pour militaires, puis administratifs dans les années 60, universitaires pour l’étude de l’agronomie tropicale — mais cette discipline a émigré à Montpellier, pourtant des ailes de fac comme des pièces détachées de Jussieu ferment le fond incertain du parc. Ici ce sont des bâtiments en rez-de-chaussée qui pourraient être une école primaire, ou un centre de rééducation dans la jungle du Kampuchéa, là un potager, une « ferme participative »… Et ces pavillons, donc, reliquats des manuels scolaires de la géographie coloniale. Les noms resurgissent des anciennes Républiques parlementaires, régions-protectorats devenus Etats, noms coloniaux remplacés depuis les Indépendances, Dahomey, Cochinchine, Annam…

Ce qu’on comprend, c’est qu’on est dans un parc-fond de tiroir de l’histoire coloniale. Aussi délaissé, fouillis que ceux des bureaux où nous accumulons tous nos colifichets, billets de banque obsolètes de pays visités, passeports périmés, timbres… Pêle-mêle, les diverses fonctions rituelles allouées à des monuments se recoupent : cérémonies d’anciens combattants, rites religieux, solennités diplomatiques, dons, trophées ou rapines. Autocélébration de branches scientifiques liées aux colonies, avec leurs grands hommes (hygiénistes, vénérologues, vétérinaires ?) totalement oubliés, chirurgie militaire, commerce, musée, armées… Comment s’y retrouver, et pourquoi ? Johann Le Guillerm a décoré les vitres d’un pavillon. Derrière les volets d’un autre qui semble muré (le Pavillon de la Guyane), on entrevoit la silhouette d’une gardienne en chair et en os, endormie derrière un bureau.

Des bambouseraies. Le silence hostile de l’été. Dans un carré, serres tropicales de la fin du 19ème siècle, épaves sombrant sous la jeune, agressive et prosaïque végétation actuelle du bois.

Devant l’entrée, la lisière de Nogent-sur-Marne. Enormes villas échouées, résidences vitrifiées sous une chape de silence et d’ordre. L’ensablement poussiéreux d’une allée cavalière, les grilles lépreuses du JAT. Quelques rares passants avançant avec précaution, comme des poitrinaires. Tout est accablé sous la touffeur de la prolifération des arbres, des sous-bois affaissés qui noient le JAT, en une évocation facile de la vanité de toute ville, de tout empire.

Parmi les œuvres académiques de ciseaux anonymes : palme pour le Persée nu et félin qui brandit en ondoyant la tête de Méduse, devant le Pavillon de Guyane, semblable, lui, à une cabane de guingois. Une stèle fichée au milieu de nulle part, à l’effarant bas-relief sobrement légendé : « Aux Noirs morts pour la France » : une négresse se recueille devant une minuscule tombe surmontée d’un casque de brousse…

Le JAT est la preuve qu’un terrain vague peut être un bois.

L’hétéroclite des rêves. Des fonds mordorés de Gustave Moreau. Un décor pour un film à remonter le temps : La Clepsydre de Wojciech Has, Jodorowski, Weerasethakul…

Je repense aux Giardini de Venise où s’égaye semblable collection de Pavillons coloniaux, mais conservés, fortifiés, détournés par la fine fleur de l’art contemporain mondial… S’y déroule la Biennale, titrée All the World’s future. Et pourtant ce passé colonial, point commun entre ces deux lieux, celui prestigieux de Venise et celui rongé de Vincennes, ce passé est irrémédiablement poisseux. Il geint, entre désir d’être anéanti dans l’oubli et revendication outragée d’avoir été si puissant, si universellement célébré. Sa protestation de has been qui veut vous tirer par la manche ne suscite plus qu’incompréhension, aversion. Il est rare de croiser un fantôme aussi palpable.

(13 juillet 2015)