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Quels mots pour vous désigner ? Polémique 1

Quels mots pour vous désigner ? Polémique 1

Je veux en découdre avec les mots qui vous désignent.

Ces mots sont la tunique de Nessos qui sous prétexte de vous offrir une parure se referment sur vous comme un corset de griffes empoisonnées.

Je veux découdre ces mots.

 

Dire que Schubert était homosexuel est aussi anachronique que d’énoncer que Mozart était socialiste. Et même l’énoncé véridique « Mozart était franc-maçon » comporte beaucoup plus de sources de malentendus possibles que d’accès à la justesse. A cause de l’anachronisme entre la franc-maçonnerie d’aujourd’hui et celle de Vienne en 1785. Mais aussi parce que la franc-maçonnerie n’existe évidemment pas, actuellement non plus qu’hier. Une multitude de loges aux traditions antagonistes coexistent et selon leur contexte social, y « appartenir » (et de quelle manière) ne revêt pas du tout la même signification.

Ces truismes, qui sont le b-a ba de l’histoire bien avant Michel Foucault ou Judith Butler, sont pourtant sauvagement mis de côté chaque jour par biographes, musicologues et journalistes attachés à « décrire » une vie illustre. Et la question ici n’est pas celle de la spécialisation, d’une recherche laborieuse. Mais celle de la désinvolture totale avec laquelle nous employons les mots, comme s’ils avaient toujours existé, comme si les réalités qu’ils créent étaient immuables, et nunc et semper. J’emploie à dessin la formule latine appliquée à Dieu : cette érection des mots au-dessus de l’histoire pour désigner des notions transcendantes a évidemment à voir avec la théologie chrétienne, cette codification idéale passionnément transhistorique, sacralisée, que la théologie opère dans le langage.

Si Schubert a aimé des camarades ; dès son enfance, ou plus tard ; si les fameuses amitiés qui instaurèrent la « schubertiade » comme image d’Epinal furent en partie des cercles d’accointances amoureuses ou sexuelles entre jeunes hommes ; si l’inexprimable « douleur » exprimée dans cette musique provient du secret, de la marginalité, de l’impossibilité de ces passions ; tout cela ne peut certes pas être ravalé au rang d’anecdotes, d’effet anodin sur la création. En même temps, englober tout cela dans le terme homosexualité, pour pratique que cela puisse être, est l’erreur initiale entraînant la déficience de la pensée, de l’imagination, de l’éthique, de la politique qui se tissent ensemble dans le langage.

A moins de savoir jouer de manière clownesque de l’anachronisme. Faire d’un anachronisme, outré à l’absurde, le moyen paradoxal de faire percevoir la distance qui nous sépare du passé. C’est ce que réussit joyeusement le cinéaste Ken Russell dans ses délires biographiques sur Tchaïkovski (The Music Lovers), Lizst (Lisztomania) et d’autres, où les romantiques sont outrageusement travestis dans les années 1970 Pop-Hippies-Psychédéliques. La vraie machine à remonter le temps consiste à travestir une époque dans les codes d’une autre. Ce que Pasolini refusait dans sa quête ascétique et nostalgique, crispée et dépourvue d’humour d’un temps sacré précapitaliste, préfasciste, Ken Russell l’accepte délibérément, ouvrant les fastes d’un grand carnaval débridé.

A suivre