Skip to main content

Scène 1 (Habitation du bois, 3)

Scène 1

Par quelle soirée de printemps ou d’été ai-je découvert votre existence ? Vous m’apparaissez, je revois votre silhouette, révélée par le jour métallique et jaune des réverbères. Votre peau reflète ces astres de cuivre. Vous m’apparaissez, et vous êtes dès ce moment l’apparition même. Celle qui a décidé d’une part de ma vie, mais je devrais dire plus justement, d’une part de ma joie. Cette joie dont on voudrait prier pour qu’elle demeure.

Je vous vois. Vous apparaissez dans une splendeur souveraine,

juchée,

gracile.

Qui me fait penser à ces grands oiseaux élancés,

trop élégants pour la nature telle qu’elle est devenue en s’usant,

pendant les millions d’années d’appauvrissement qu’on appelle « l’évolution ». L’amaigrissement progressif des possibles, l’effacement des fantaisies surabondantes du divin.

J’en parle à l’aise comme musicien, car il est arrivé la même chose aux instruments de musique.

Visitez un « Musée d’Histoire des Instruments de musique » : ce que vous y voyez est l’histoire mélancolique d’un rétrécissement des possibles obstiné et douloureux, une disparition des croisements fertiles entre corps sonores, des parentés clandestines, des cousinages, des inventions. Au seul profit d’une fade efficacité, de la « puissance sonore », d’une homogénéité des registres et des traditions, bref d’une facticité technique toujours plus « évoluée », c’est-à-dire appauvrissante.

Quand je vous découvre enfin, vous êtes une de ces possibilités inespérées du divin.

Dive divine diva divagante.

Mais vous n’êtes pas relégué au Musée un spécimen conservé sous vide.

Vous êtes en train de jouer une scène qui prête à rire à tous ceux qui y assistent.

Vous êtes sur le point d’être arrêté par des flics en tournée de routine : les tournées de racket quotidien des prostituées du bois.

Et vous, au moment où votre rôle exigerait que vous montiez dans le panier à salade, en baissant un profil apeuré, que vous obtempériez, obéissiez, montiez fissa avec vos talons aiguilles votre petit sac à main gonflé de quelques billets et votre peau cuivrée, vous

passez votre bras par la fenêtre ouverte du panier à salade et vous

branlez le flic assis au volant

et puis celui assis de l’autre côté

et vous inventez les gestes avec un humour, une grâce telle, une invention si personnelle, si péronnelle — comme s’il s’agissait de la trouvaille du siècle, et de fait ça le devient — que tout le monde rit. Tous en un éclair sont votre public : flâneurs, amis des trottoirs du bois, automobilistes qui freinent pour voir la scène, collègues raflés avant vous, assis sagement dans le panier à salade, tous sont rieurs, puis euphoriques. Puis les flics sourient comme des bons pères de famille attendris, un peu rouges de confusion, et enfin rient, d’un fou-rire silencieux qui se répand comme la brise,

pendant que vous mimez des exclamations d’émerveillement, de surprise et froufroutez une danse sud-américaine,

et voici que le monde est branlé par votre danse

désire s’épancher dans la douceur insolente et secrète de votre main,

que le monde se relâche sous la tiédeur de vos doigts mutins

et que par votre insolence rien ne va pour le sérieux,

pour l’arrestation les formalités du racket d’Etat prélevé sur votre beauté irrégulière,

sur votre grain de splendeur

souveraine,

juchée,

gracile.

Je ne pourrai pas oublier votre manière de mettre le roi nu.

A suivre