Le texte
La Lecture, ce vice impuni
de Stéphane Olry
Durant le spectacle les spectateurs sont invités à déambuler librement d'un lieu à l'autre. En conséquence, les textes suivant peuvent être lu dans n'importe quel ordre pourvu que la lecture commence par Les entrepreneurs et s'achève par La chef de la sécurité.
Les entrepreneurs
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Nous sommes heureux d’inaugurer une entreprise qui, il faut bien
l’avouer, n’a pas d’exemple dans l’histoire de l’humanité. Ou -pour
être plus exact- si cette entreprise a eu des précédents, ceux-ci n’ont
laissé aucune trace. Au reste, notre entreprise, à l’exemple de ces
précédents supposés, se propose aussi de ne laisser aucun vestige après
elle. En effet, notre entreprise est nomade : aujourd’hui dans ce
bâtiment, demain dans un autre ; nous promettons de rendre les murs,
les planchers, les toits, et le mobilier de l’édifice dans l’état même
où nous l’avons trouvé. Cette journée est donc celle à la fois de
l’inauguration et de la clôture du musée que vous allez être invités à
visiter.
Musée ? Nous avons dit musée ?
Oui, musée, dans la mesure où ce que nous donnons à entendre est
l’objet d’une collecte. Nous avons récemment commencé une collection
appelée à s’agrandir. Une collection d’objets discrets voire ténus, une
collection de je-ne-sais-quoi, de presque rien, une collection
d’habitudes. Oui, d’habitudes. D’actions qu’on accomplit
quotidiennement.
Mais quelles habitudes ? Les bonnes habitudes ? les mauvaises habitudes
? Que mangez-vous ? Quel liquide absorbez-vous ? De quel côté
dormez-vous dans votre lit ? Rien de tout cela. La question que nous
avons posée est : « Comment lisez-vous ? »
Comme c’est intéressant ! N’est-ce pas ? Comment vous procurez-vous vos
livres ? Comment vous en débarrassez-vous ? Comment les rangez-vous ?
Où et quand lisez-vous ?
Voilà. Nous avons ensuite rassemblé ces témoignages par grands
caractères, que nous vous invitons à découvrir dans une sorte de... Ah,
comme c’est difficile de trouver ses mots quand est le promoteur d’une
entreprise aussi insolite… Comment dire ? De méchantes langues,
(probablement sourdement opposées à nos actions) ont utilisé le
vocabulaire le plus désobligeant. Ménagerie ! Zoo humain ! Alors que la
réalité est si simple. Si évidente. Si lumineuse ! Dans chaque pièce de
notre dispositif un homme, (ou une femme, quand je dis homme,
j’embrasse les femmes ah ah ah !) un homme donc témoignera de ses
habitudes de lectures. Et il y en a de toutes sortes, croyez-le bien.
Ah, ça, il y a de sacrés ouistitis.
Oui, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, la singularité humaine est
telle, que d’aucuns (les mêmes méchants évoqués plus haut) ont cru
s’autoriser à qualifier notre petite entreprise d’asile de fous. Mais,
à examiner comment chacun vit, qui peut se prétendre totalement normal
? En tout cas, nous, promoteurs de la lecture, de la solitude, du
silence, de l’écriture, -nous avons-vous avoué que tout ce que vous
entendrez a été réécrit par nos soins dans un double souci d’anonymat
et de véracité ?- promoteurs disions-nous de pratiques où les rêveries
les plus échevelées prennent racine et se déploient comme des lianes
dans la forêt vierge de notre esprit libéré de la pesanteur du
quotidien, ne prétendons en aucune façon imposer une quelconque norme.
Trêve de poésie.
Vous voilà assemblés devant ce ruban que nous allons couper. Dans
quelques secondes vous vagabonderez à votre guise dans notre musée
improvisé, et y observez les types humains de lecteurs évoqués plus
haut. Dans quelques secondes vous serez abandonnés dans ce labyrinthe
qui se déploie derrière ces portes. Vous pouvez légitimement craindre
d’arriver en retard au rendez-vous avec les lecteurs, de vous égarer,
de vous retrouver seuls dans la nuit, le froid, oubliés au fond du
dédale après le départ du dernier gardien. Cela serait mentir que
prétendre que de tels disfonctionnements ne se produisent jamais dans
un dispositif aussi complexe que le nôtre.
Mais les promoteurs que nous sommes ont su s’entourer de collaborateurs
de talents. Ceux-ci ont préparé un guide, un vade-mecum, un dépliant,
un tract qui vous précise méticuleusement où, quand et qui prendra la
parole. Donc : aucune inquiétude à avoir. Par exemple vous voulez
entendre notre « Chef », puis nos « Dévoreuses » ? Quelle bonne idée !
Rendez-vous à (horaires)! Tout est indiqué dans l’opuscule que nous
distribuons. Prenez-en soin, lisez-le attentivement, et vous serez
préservés de tout accident.
Enfin, supposons que vous vous ennuyiez. Que vous soyez las d’entendre
tant de beaux textes. Que vous préfériez flirter avec votre voisine, ou
que vous ayez besoin de quelque renseignement, que vous souhaitiez vous
asseoir quelques minutes et déguster un thé en regardant les péniches
passer sur la Seine. Loin de nous l’idée de réprimer des désirs aussi
légitimes ! Votre souhait se trouvera exaucé derrière cette porte, dans
ce Salon de thé, où nous aurons le plaisir de vous retrouver à
(horaire)h précises afin de prendre congé de vous.
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, je vais demander à la plus jeune
de nos collaboratrices de couper le ruban et de vous laisser enfin
découvrir l’étendue de l’empire de la Lecture, ce vice impuni.
La lectrice
Je suis une lectrice.
Assise sur ma chaise, j’ouvrirai le livre posé
sur mes genoux, je lirai la première phrase; le temps passera, rythmé
par la suspension des virgules, les soupirs des points, le bruissement
des pages que je tournerai.
Je suis une lectrice.
Je lis à voix haute ce qui est écrit dans les livres, je pose des mots
dans le silence, vous qui m’écoutez en disposez; je ne prétends pas
avoir autre activité que celle que j’accomplis, mon activité, c’est la
lecture à voix haute : je veille à la clarté de mon élocution, je
surveille le rythme des phrases, j’évite de buter, de trébucher sur les
mots; j’articule les successions de syllabes qui frappent vos tympans
de la façon la plus claire, la plus intelligible que je puis.
Je suis une lectrice.
Je laisse les mots s’infiltrer dans mon âme comme la fumée d’une
cigarette, certains me brûlent l’œsophage, d’autres descendent dans ma
gorge comme une caresse : il y a des chapitres âcres comme des
cigarettes de troupe, d’autres doux comme du tabac de narghilé; les
textes s’insinuent en moi, ils m’envahissent, dans ma voix passent des
voiles, des nuages, des éclaircies, des ondées, des orages, des
soleils, des nuits; je recrache les mots en volutes, ils s’effilochent,
s’agglomèrent en nuages noirs; un rire m’échappe parfois - des larmes -
c’est une météorologie intime, une mécanique de mots, de musique, qui
agit sur mon corps.
Je suis une lectrice.
Je veille lorsque je fais la lecture à ne pas me laisser submerger par
le cours des mots qui me traversent : l’encre a séchée, le livre que je
lis a été écrit une fois pour toutes, je ne suis pas ici pour y
rajouter quoi que ce soit.
Je suis une lectrice.
J’aime qu’on me fasse l’amour tandis que je lis, j’aime le combat entre
l’émotion des mots et celle du corps, j’aime quand la concentration de
la lecture retarde la montée du plaisir jusqu’à l’instant où il me faut
choisir : la lectrice vaincue pose le livre et s’abandonne à l’amour -(
sachez que l’amour ne gagne pas toujours : pourquoi devrait-il être un
éternel vainqueur ?) - quoi qu’il en soit, l’amour n’interrompt
qu’épisodiquement ma lecture, je marque un point d’honneur à la
reprendre exactement là où je l’avais laissée.
Je suis une lectrice.
Lorsque je suis devenue mère, j’ai lu à mes bébés avant qu’ils ne
connaissent le sens des mots, ensuite, je leur ai lu les albums du Père
Castor, des bandes dessinées, des romans de cape et d’épée, je croasse
comme la vieille sorcière, je chante comme la princesse Badroulboudour,
tonne comme le roi et roucoule comme le damoiseau : pire que le jour où
ils quitteront la maison, pire qu’un lointain exil, j’appréhende le
jour où mes enfants ne voudront plus me recevoir dans leur chambre pour
que je les endorme en leur faisant la lecture, ce jour n’est pas
proche, encore aujourd’hui, je leur lis sans désemparer jusqu’à ce
qu’ils aient sombré dans le sommeil, je finis le chapitre, je referme
le livre, je me lève, j’éteins la lumière, je sors de la chambre.
Oui, je suis une lectrice.
Ma lecture achevée, je refermerai le livre, je laisserai passer
quelques secondes, je me lèverai de ma chaise, je sortirai de la pièce,
ne laissant aucune autre trace de mon passage que le livre, avec son
marque-page inséré quelques pages plus loin que là où il était avant
que je ne rentre.
La vigie
Vous frappez à la vitre de ma voiture. Vous me demandez si tout va bien.
Oui. Tout va bien. Je suis garée là. C’est une place autorisée. Je lis. Ça vous étonne ?
J’ai
garé ma voiture sur cette aire de repos. C’était la nuit déjà. D’abord,
je suis montée sur le pont reliant les deux stations-service. J’ai fumé
une cigarette en regardant les phares jaunes s’approcher et les feux de
position rouges s’éloigner. Chacun roule à ses affaires. Aucun ne sait
rien de l’autre que ce que disent ses clignotants, ses feux-stop, la
vitesse et le mouvement de son véhicule. Tout bouge et rien ne change.
J’ai levé la main et j’ai salué les automobilistes. Certains m’ont
répondu d’un appel de phares, le grand flux a continué à s’écouler.
J’ai écrasé ma cigarette. Je suis retournée dans ma voiture. J’ai
allumé le plafonnier. J’ai sorti un livre de ma boîte à gants et
depuis, je lis.
Il y a une soixantaine de pages de cela, j’ai senti le froid. J’ai
allumé le contact, fait tourner le moteur, et mis le chauffage. En
quelques minutes, l’habitacle s’est réchauffé. Et j’ai lu jusqu’à ce
que vous toquiez.
Vous ne me demandez pas ce que je lis de si passionnant ? Vous avez
raison : peu importe. L’essentiel pour moi est d’être là avec mon
livre. De sentir ma voiture enveloppée dans la pulsation tranquille de
l’autoroute. Parfois le déplacement d’air du passage d’un semi-remorque
fait tanguer ma voiture. À moins qu’il ne s’agisse d’une bourrasque de
vent. Je suis à nouveau la petite fille qui, la nuit, dans la maison
silencieuse, construisait une tente avec sa couverture, un tipi sous
lequel elle lisait jusqu’à pas d’heure, son livre éclairé par le
faisceau de sa lampe de poche. J’entendais le grincement des planchers.
Le claquement des volets sous le vent. Le carillon Big Ben de l’horloge
du salon égrainait les quarts-d’heure : Ding dong ding dong. Les
demi-heures : Ding dong ding dong. Ding dong ding dong… Et les heures.
Je guettais les pas dans l’escalier qui me faisaient éteindre ma lampe
torche, m’étendre, fermer les yeux, pour prendre l’attitude de l’enfant
qui dort paisiblement. Ma mère entrebaillait la porte. Écoutait ma
respiration. Puis ses pas s’éloignaient : « Elle dort ce coup-ci ».
Puis la voix de mon père : « Quand même. ». Passés les douze coups de
minuit, je me savais sortie d’affaire. Mes parents s’étaient couchés et
endormis.
Pourtant je ne faisais rien de mal. C’est étrange d’interdire à un
enfant de lire, vous ne trouvez pas ? Ils craignaient que ma veille
s’éternise jusqu’au petit matin. Comme si cela avait la moindre
importance. Quel mal y a-t-il à veiller quand les autres dorment ? Je
ne vole de sommeil à personne. Je suis moins séparée du monde que
quelqu’un qui dort, seul dans ses rêves, me semble-t-il. Vous ne croyez
pas ?
Pourquoi lire ici ? Et pourquoi ne pas lire, ici ? Puisque de toute
évidence nous ne nous reverrons jamais, je vais vous faire un aveu.
Lire chez moi, dans ma maison, dans cette ville au bout de la ligne de
RER, voilà ce qui, à moi, me semble incongru. Le soir, après le boulot,
je gare la voiture devant la maison, j’avance de quelques pas dans le
jardin. Je regarde au travers des fenêtres mon compagnon dans le bureau
et nos enfants dans le salon. Je pourrais pousser la porte et me
joindre à ce bonheur domestique.
Mais je tourne les talons. Je remonte dans ma voiture. Je roule sur
l’autoroute. Je m’arrête sur une aire de repos. Je lis une heure ou
deux dans la rumeur de la circulation avant de revenir à la maison.
Un soir je ne rentrerai pas à la maison. Je roulerai sur un autoroute
quelconque. Je dînerai dans un restauroute. J’observerai les autres
clients remplir leur plateau-repas, manger, boire un café, fumer une
cigarette. Puis, je retournerai à ma voiture, je sortirai un livre de
ma boîte à gants et je lirai jusqu’au bout de la nuit. Je lirai jusqu’à
l’épuisement. Je m’endormirai là. Au matin, j’irai faire un brin de
toilette à la station service. Je boirai un café à la machine. Je
remonterai dans ma voiture. Et j’irai directement au boulot.
La journée, je travaillerai. Je verrai nos clients. Je déjeunerai avec
mes collègues. Et le soir, j’irai acheter un nouveau livre dans une
librairie, ou au rayon presse d’une station-service. On trouve des
livres très bien là aussi. On trouve de tout dans ces endroits-là. Je
lirai une nouvelle nuit dans ma voiture, dans la chaleur indifférente
du monde. Ça durera le temps que ça durera. Des jours. Des semaines.
Des mois. Peut-être reviendrais-je un soir dans ma maison. Et si mon
compagnon et mes enfants me demandent pourquoi je les ai abandonnés, je
leur répondrais : « Je n’ai jamais cessé de veiller sur vous durant ces
nuits de lecture. Je n’ai jamais été si proche de vous, si proche du
monde, que durant ces nuits de veille. C’est vous qui avez quitté le
monde en voulant me garder pour votre bonheur domestique. »
La princesse
Il était une fois une princesse très séduisante. On venait du monde
entier pour rejoindre sa cour. Quand elle se promenait en ville, elle
traversait la foule de ses admirateurs. Ils essayaient d’attirer son
attention : « Princesse ! Princesse ! Prenez-moi ! Princesse !
Amenez-moi chez vous ! Je suis très divertissant ! ».
Parfois, la princesse s’arrêtait. Elle en désignait un dans la foule et repartait au palais avec son nouvel ami à la main.
La princesse et son ami s’installent dans le verger. Il lui raconte des histoires, des aventures palpitantes.
La princesse reste allongée dans la balancelle, les yeux clos. Elle l’écoute parler avec délices.
En hiver, La princesse et son favori s’allongent devant la grande
cheminée du palais. D’autres courtisans sont là. Ils attendent que la
princesse leur laisse la parole. Parfois, si son favori l’ennuie, la
princesse lui tourne le dos et donne la parole à un autre courtisan.
Celui-ci s’avance dans la lumière, fier d’avoir su évincer le favori.
Tout est calme dans le palais. On n’entend que le craquement du feu
dans la cheminée, le tic-tac de l’horloge et la douce voix du
courtisan.
La princesse soudain lui prend la main et lui dit :
« Toi, tu me plais bien. C’est avec plaisir que j’écoute tes histoires.
Sais-tu que j’accueille à ma cour des courtisans plus austères, plus
énigmatiques ? Des durs à cuire. Eux n’essayent pas de me séduire. Ils
sont revêches et bougons. Quand ils me parlent, j’ai l’impression
qu’ils parlent une langue étrangère. Parfois, ils demeurent silencieux,
ou discutent avec d’autres courtisans aussi prétentieux qu’eux. Et moi,
la princesse, il m’arrive en leur compagnie de m’endormir, la bouche
ouverte, et de me réveiller honteuse, surprise par leur silence. Mais
je suis une princesse obstinée. Je garde ces mystérieux courtisans à
proximité. Je les convoque régulièrement. Mon oreille se fait à leur
jargon. Je finis par comprendre leurs discours. Quand je les ai
complètement amadoués, quand j’ai tiré d’eux tout leur suc, je leur
cloue enfin le bec et leur tourne le dos. Ils vont alors rejoindre la
masse des courtisans qui ne m’intriguent plus. Je les garde cependant
dans les greniers du palais. »
La princesse, très séduisante, mais assez coquette regarde son nouvel ami dans les yeux et continue :
« Attention, toi qui est si doux : Ne t’avise pas de manifester quelque
aigreur à mon égard. Car alors, je t’expédierai tout de suite dans les
oubliettes du palais.
Pour l’instant, nulle inquiétude à avoir ! Tu me fais rire. C’est
d’ailleurs pour cela que je t’ai pris avec moi lorsque je t’ai croisé
dans le palais de ma sœur. Tu étais à ses côté, et elle riait en
t’écoutant. Alors, je lui ai demandé de te céder à moi. Et comme ma
sœur m’aime beaucoup, elle t’a abandonné entre mes mains.
Je ne te maltraiterai pas. Je ne te marquerai pas. Je ne te tordrai
pas. Je ne te briserai pas. Certes, tu ne sortiras pas indemne de mes
mains : mais tu ne l’étais pas en y arrivant.
Enfin, quand j’en aurai fini avec toi, si tu restes aussi aimable que
tu l’es jusqu’ici, je te laisserai vaquer dans mon palais. Tu nourriras
l’espoir peu fondé que je te convoque à nouveau. Tes cheveux
grisonneront. Tu essayeras tes anciennes ruses pour me séduire. Peine
perdue. Le jour où je m’aviserai de ta présence, ce sera pour me dire :
« Pourquoi reste-t-il encore à traîner dans mon palais, celui-là ? ».
Je t’enverrai dans la loge, à côté de la porte d’entrée de mon palais,
avec ceux que j’ai promis de rendre à ma sœur. »
La princesse, très séduisante, assez coquette, et un peu cruelle lâche la main du jeune courtisan.
« Un jour, à nouveau, je te croiserai peut-être dans le palais de ma
sœur : « Tiens ! Que deviens-tu ? ». Tu auras quelques secondes pour me
répondre. Ne t’avise pas de me décevoir à cet instant. Car alors, je te
tournerai le dos, et dirai à ma sœur :
-« Je ne comprend pas ce que j’ai pu lui trouver. »
Ma sœur ne voudra pas conserver un objet aussi ridicule à sa cour. Car
elle est plus orgueilleuse que moi. Les courtisans dont elle veut se
séparer définitivement, elle les déchire, les disloque et les immole
dans son immense cheminée. Nous te regarderons brûler, vautrées dans
nos coussins en écoutant les histoires de nos nouveaux favoris. »
La princesse, très séduisante, assez coquette, un peu cruelle, mais tendre malgré tout, embrasse le jeune courtisan.
« Garde espoir cependant mon ami. Je peux être très fidèle en amitié.
J’ai des compagnons de mon enfance qui ont végété des lustres dans les
greniers de mon palais. Ils semblaient promis à l’oubli. Mais lorsque
nous nous sommes retrouvés, nous avons découvert que nous avions des
milliers de choses à nous dire encore.
Ces vieux fidèles-là demeurent à présent ici. Ils chauffent leur vieux
cuir à la chaleur de la cheminée. Ils sont préservés à jamais de toute
infortune. Tranquilles, ils savent que nous vieillirons ensemble. L’été
dans le verger, l’hiver près du foyer. Toujours ils demeureront avec
moi. Souvent, je reprend ma discussion avec eux. Et je mourrai avant
qu’ils ne me quittent. »
Le chef
C’est moi le chef.
Je vous donne des instructions.
Mes phrases sont laconiques. Je n’explique rien. Je ne me justifie
jamais. Je sais ce qu’il faut que vous fassiez. Je l’énonce. Et vous,
vous m’obéissez. C’est ainsi.
Vous êtes attaché à moi. Vous passez votre vie à mes côtés. Mais vous
ne m’exhibez pas. Je suis vieux et sale. Vous me logez dans une niche
obscure. Pour vos hôtes, je n’existe pas.
Un soir, vous ressentez un brusque désir de nouveauté. Ou un doute
surgit. Alors, vous voilà devant moi. Inquiet, pressé, vous me
présentez humblement votre requête.
Certaines de vos questions sont d’une ineptie telle que je garde le
silence. Rien à dire sur ces sujets-là. Les seules questions
importantes sont celles auxquelles j’apporte une réponse. Mes
instructions vous semblent tatillonnes ? Évasives ? Que cela vous
plaise ou non, vous m’obéirez. Proportions des éléments, succession des
opérations, intensité du feu. Si vous vous affranchissez de mes
instructions, ce sera à vos risques et périls. Une interprétation libre
ou erronée de mes ordres entraînera la faillite de votre entreprise.
Oui, cela s’est vu : des ordres mal exécutés qui ont connu une heureuse
issue. Ça existe. Le produit de ces rares erreurs a été baptisé du nom
de leur inventeur. Et le nom du chef dont l’ordre a été ignoré a été
rejeté dans l’oubli.
Mais prenez garde. Mes instructions sont le fruit de l’expérience. Le
désastre peut se produire. Ma mission est de vous épargner cette
déconvenue. De vous protéger. De vous guider. De vous vous amener
doucement au succès.
Je suis craint. Je suis respecté. Maculées de tâches de graisse, mes
pages sont couvertes de vos commentaires à l’orthographe parfois
douteuse. Je trône sur la table de la cuisine.
C’est moi qui fixe les menus. C’est moi qui décide vos trois repas
quotidiens. C’est moi qui dit de quoi votre corps sera constitué. Je
suis le seul livre de cette pièce. Peut-être le seul de la maison. Je
fixais déjà les menus de votre grand-mère. C’est elle qui la première a
noté ses commenaires en marge de mes instructions.
Depuis qu’elle m’a fait pénétrer dans sa maison, c’est ainsi : c’est moi qui donne les ordres, et c’est vous qui obéissez.
C’est moi le chef.
Monsieur Dico
Un conseiller. Quelqu’un qui donne des avis, qui informe sur tous les
aspects d’une question, du point de vue le plus général au plus
particulier : Voilà qui je suis.
Un gros bonhomme au costume un peu terne qui attend dans l’ombre et
dont on sollicite les conseils de loin en loin. Un fidèle compagnon,
toujours paisible, bienveillant et obligeant.
On m’expose un dilemme. En réponse, je présente de la manière la plus ordonnée toutes les solutions possibles.
Certains de mes semblables, plus jeunes, plus sveltes, souvent
polyglottes, sont péremptoires dans leurs réponses. Le temps de celui
qui les emploie est compté ; ils ne sont pas requis pour finasser.
Moi aussi, je me montre intraitable sur certains points qui ne sont pas
de détail. Alors, je ne conseille plus, je prescris. Je dis : “ C’est
comme ça et pas autrement ”. Je n’offre aucune alternative. Ma réponse
donnée, je tourne les talons et retourne à ma loge.
Parfois, mais c’est rare, on souhaite me voir entrer dans des détails.
Alors, je fournis des exemples. Je cite des jurisprudences ou des
anecdotes : “ Untel dans telle situation semblable a agi ainsi ”.
J’étonne par l’étendue historique de mes connaissances, ainsi que par
mon absence de préjugé. Mes références vont du sublime au vulgaire.
Nulle surprise à cela. Je conseille avec le même respect prince ou
portefaix. Dans notre lignée de conseiller, une règle nous a été
transmise : un avis qui ne peut être suivi par le plus ignorant des
portefaix de la place de Grève ne doit pas être mentionné. D’ailleurs,
souvent le plus humble des portefaix n’a que moi comme unique
conseiller.
Il existe une maison où je suis resté seul serviteur au service de
trois générations de maîtres qui m’ont toujours traité avec le plus
grand respect. Je vieillis dans cette humble masure. Lorsque ma livrée
est tâchée, on la recouvre de tissu beige ou gris.
Ce n’est pas dans cette maison-là qu’on me licenciera pour un oui ou
pour un non. Mes réponses -même devenues caduques- y sont écoutées avec
toujours autant de respect. Dans cette maison sans serviteur, les
échanges ne sont pas moins riches qu’ailleurs. Au contraire : souvent,
le maître me demande de m’attarder à son côté. Il se perd dans ma
conversation, dans mes coq-à-l’âne comme avec le plus mondain des
invités. Ses enfants observent les illustrations dont je suis couvert.
Ils s’amusent à reconnaître les drapeaux de toutes les nations qui
figurent sur la doublure de ma jaquette. Et parfois, je reste toute la
soirée avec la famille assemblée autour de moi à jouer à ce qu’ils
appellent le « jeu du dictionnaire ».
Le fonctionnaire
Messieurs,
J’ai pris connaissance de votre requête concernant le spectacle que
vous écrivez et qui sera présenté prochainement dans l’Établissement
que je dirige.
Vous me demandez l’autorisation d’interroger le personnel de notre institution sur ses pratiques de lecture.
Je me permets de vous rappeler que notre mission est de conserver le
bâtiment qui nous abrite pour les générations futures et de l’ouvrir
aux visites de la génération présente. Aucune activité annexe –comme
votre enquête- ne saurait nous détourner de notre but. Les gardiens
gardent les murs. Les guides guident les visiteurs à l’intérieur des
murs. Le directeur veille à la bonne exécution de leur travail.
Donc, quand bien même saurais-je que des gardiens, par exemple,
occupent leur temps d’attente, assis dans l’encoignure d’une fenêtre à
lire quelque ouvrage de distraction, quand bien même apprendrais-je que
les guides entre deux visites, plutôt que de plancher sur un ouvrage
d’érudition sur l’histoire de notre bâtiment, s’occuperaient à
commenter entre eux un article d’une gazette sportive, je ne vous en
dirais rien, et j’ose espérer qu’aucun d’entre eux ne se laisserait
aller à des confidences aussi indiscrètes. Enfin, -et cette dernière
précision vous fera toucher du doigt l’inanité de vos propositions-,
j’ose espérer que si vous entendiez parler de telles pratiques
entachant la réputation de notre Établissement, vous auriez la prudence
de ne pas les rendre publiques au cours d’un spectacle ayant lieu dans
ce même bâtiment qui vous offre l’hospitalité.
Vous exprimez en outre dans votre courrier, l’intention de commencer
votre enquête par le premier serviteur de l’Établissement, le
directeur, moi-même.
Messieurs, vos naïves entreprises m’amusent. D’abord, espérez-vous
m’amadouer par un si grossier artifice ? Ensuite : pensez-vous qu’il me
soit permis de répondre à une si impertinente demande ? Enfin :
qu’imaginez-vous découvrir ?
Et bien, au risque de vous étonner, j’accéderai à votre requête. Telle
est l’objet de cette lettre que je vous prierai de lire soigneusement
car les mots en sont pesés.
Les soirs, les week-ends, les vacances, bref l’entièreté de mes
loisirs, est absorbée par le repos. Je consacre à ce repos le même
souci d’efficacité que celui que je consacre au travail, afin qu’aucune
trace de dissipation ne vienne agiter mon esprit lorsque je m’assois le
lundi matin à mon bureau. Mes lectures de loisir sont donc
anecdotiques, voire inexistantes. Au reste, à supposer que mes loisirs
foisonnassent d’expériences littéraires palpitantes, et que j’écrivisse
nuitamment et sous pseudonyme des romans érotiques épouvantables, mon
devoir aurait été que vous n’en sussiez rien. L’Établissement que je
dirige ne doit devoir sa notoriété qu’à ses qualités architecturales et
historiques. Son nom doit demeurer préservé de toute publicité
adjacente, et donc la vie personnelle de son directeur –à l’instar de
celle de tous ses employés- doit être transparente, et pour ainsi dire
inexistante. Je ne suis que le dernier maillon d’une longue chaîne de
directeurs. Tous ceux qui ont eu le privilège de diriger ce lieu ont eu
à cœur depuis la fondation de l’Établissement d’effacer leur présence
derrière celle de l’édifice, et d’apparaître aussi impalpables,
transparents que le vent qui traverse les couloirs du bâtiment. Comme
le vent, je ne suis que de passage et ne souhaite laisser aucune trace
de mon existence.
Ce point établi, précisé, évacué, je passe au point essentiel : mes lectures professionnelles.
La journée, Messieurs, je n’ai d’autres occupations que celles
occasionnées par des missions. Des missions toujours diverses, variées
et astreignantes. Il me faut inspecter telle ou telle partie du
bâtiment ou me déplacer à l’extérieur pour des rendez-vous. Aucune de
ces inspections ou de ces rencontres n’aurait le moindre sens si elle
n’était préparée par des lectures.
Je lis donc beaucoup. Dans les transports en commun. Au bureau. À la
table de déjeuner. Je lis tout ce que ma secrétaire m’apporte :
courriers administratifs, rapports, notifications, instructions,
échanges avec d’autres institutions, contrats, sollicitations diverses.
Des lettres mais aussi des chiffres : budgets, devis, expertises,
rapports comptables. Des dossiers. Certains constitués, d’autres que je
constitue en rassemblant des pièces émanant de divers correspondants
sur tel ou tel sujet.
Ma vie est faite de dossiers. C’est un flux régulier, une marée qui
submergerait les services de notre Établissement si quotidiennement
elle n’était endiguée, canalisée, absorbée par mes soins. Une grippe
soudaine me cloue au lit : dès le premier jour d’arrêt-maladie, les
dossiers commencent à s’entasser sur mon bureau. Deux jours : le retard
peut encore être rattrapé, mais l’Établissement commence à tanguer.
Trois jours : il fait eau de toute part, et sera submergé le lendemain
par le flot des dossiers non traités si je ne reviens pas reprendre mon
poste d’urgence sans souci de mon état médical. Telle est la réalité.
Le monde est fait ainsi que nous ne pouvons nous abstraire de son
évolution générale. Or, celle-ci va vers une sollicitation croissante
de nos services par de nouveaux interlocuteurs. La soif de
communication du monde (dont vous témoignez vous aussi, Messieurs) est
inextinguible. Il me faut donc, avant de répondre, lire tout ce qui
m’est adressé, lire beaucoup et soigneusement. Or, mon bureau est sans
cesse harcelé d’appels téléphoniques qui, malgré le filtre opéré par
mon secrétariat, réclament de ma part une réponse immédiate. Je ne
parviens donc aux heures de bureau qu’à écluser le plus urgent du
courrier qui me parvient. Je réponds aux courriers TTU (très très
urgent) le matin, j’expédie les affaires courantes l’après-midi, et je
garde, comme une friandise pour la soirée, les dossiers recélant
quelques germes d’avenir. Ces dossiers qui requièrent la réflexion la
plus minutieuse ou la plus relevée, je les emporte dans des cartons de
déménagement jusque chez moi. Et alors, je lis. Je lis dans mon salon,
aux toilettes, à la cuisine. Dans mon lit. Souvent tard la nuit, je
m’endors, le dossier sur mes genoux, la lumière allumée. Aux premières
heures de l’aube, mon réveil sonne, je chausse mes lunettes et achève
dans mon lit la lecture du dossier interrompue par le sommeil.
Vous comprenez qu’avec une telle organisation de vie, je n’ai plus de
temps à consacrer à des lectures frivoles. Il y a des années que je
n’ai lu un essai, un roman, ni même un journal.
Je n’éprouve aucune frustration à cet état de fait. Nul besoin en effet
de lire des journaux pour s’informer du siècle, ni des livres pour le
comprendre. J’ai découvert, avec surprise, mais non sans délices qu’au
fond je pouvais trouver dans ces dossiers l’essentiel de ce qui se
passe dans le monde, pourvu que je sache en décrypter le contenu. Un
lieu comme le nôtre n’est pas exclu du courant des évènements : et bien
des dossiers qui me sont adressés fourmillent de renseignements sur
l’état politique, artistique, scientifique, économique du monde. Il me
semble après quelques années d’expériences que les dossiers - soit par
anticipation, soit par réaction - contiennent toutes les informations
nécessaires à un honnête homme et aujourd’hui je ne souhaite plus avoir
d’autres sources d’information ou de distraction. Beaucoup
d’adaptations d’œuvres classiques ou contemporaines me sont adressées :
je les relis, les lis et me procure ainsi certains plaisirs littéraires
qui ne sont pas de mes nuits la moindre de mes joies.
Certes, la plupart des dossiers sont attendus, laborieux, mal écrits,
confus, maladroits, naïfs, insipides, interminables, déplacés, ineptes
ou impertinents, fatigants, souvent prétentieux et parfois bêtes,
montés sur l’arc en ciel ou rampant jusqu’à l’herbe c’est à dire
phraseurs, poseurs ou carrément snobs mais aussi captieux, flatteurs,
obséquieux, menteurs, calomniateurs, insultant l’intelligence et la
sensibilité de celui qui les lit, vils et avilissants, abjects,
dégoûtants. Cependant, parfois des diamants brillent dans ce torrent de
boue. La rareté de ces découvertes en fait tout le prix. Mon travail
est de révéler au jour ces parcelles de lumière en les extrayant de la
grisaille de la correspondance ordinaire. Je constate aussi à chacune
de ces découvertes, combien, outre leur rareté, me frappe leur
singularité. Rien ne semble jamais les annoncer. Car ce sont rarement
les dossiers les plus prolixes, ni les plus séduisants par leur forme
ou par le prestige de celui qui l’envoie qui me procurent cette
jouissance d’inventeur. Au contraire, ceux qui m’éblouissent soudain,
me sortent de la nuit où je creuse comme une taupe, sont souvent
courts, simples, précis, et envoyés par des anonymes.
J’ose une métaphore : dans un bâtiment comme celui que je gère, ils
sont une porte qui s’ouvre soudain sur un escalier dérobé montant vers
des salons ignorés qui découvrent leur splendeur devant mes yeux
ébahis.
Ces trésors, je vous l’ai dit, sont rares. Il me faut lire beaucoup
pour les découvrir. Et je ne dis pas que l’impatience ne me gagne
jamais lorsque plusieurs jours, plusieurs semaines, plusieurs mois,
plusieurs années parfois s’écoulent sans révéler autre chose que la
morne répétition des dossiers que je laisse tomber dans ma corbeille
une fois leur lecture achevée.
Je lis vite. En diagonale. Sans laisser aucune seconde chance. Je
décide immédiatement et irrévocablement de la destruction de dossiers
que leurs auteurs auront parfois mis, je le sais, des mois à rédiger.
Messieurs, ne croyez pas que toutes les réponses que j’apporte aux
sollicitations dont je suis accablé soient toujours aussi longues que
celle que vous adresse. J’espère avoir été explicite quant à mes
pratiques de lecture. Car mon intention, par cette missive n’est pas de
vous opposer un refus simple pour lequel un coup de téléphone de ma
secrétaire, voire le silence de mes services aurait suffit. Mon
intention est de vous solliciter en retour.
Je souhaite, Messieurs, que vous rendiez cette lettre publique. Je
caresse en effet l’espoir que ce courrier rencontre par votre entremise
quelque retentissement. S’il était lu, par exemple, au cours de votre
spectacle, son contenu serait susceptible de faire réfléchir ceux qui
nourrissent le dessein de m’envoyer un dossier.
Voici la supplique que je vous prie de transmettre aux intéressés :
« Auteurs de dossiers !
Loin de moi l’idée de vous exhorter à faire de vos dossiers des
chefs-d’œuvre, loin de moi l’idée de vous dissuader de me les envoyer,
loin de moi l’idée de vous interdire d’en écrire !
Vous décourager d’écrire des dossiers impliquerait que je suis moi-même
découragé de les lire. Ma mission est de lire vos dossiers, réclamer
que cessent les sollicitations dont je suis l’objet signifierait
démissionner de mon poste. Ridicule! Comment, aujourd’hui que j’ai pris
goût à ce poison délicieux que constitue la découverte d’un dossier
original, pourrais-je trouver ailleurs une mission plus exaltante et un
plaisir plus violent ? L’homme public comme le privé se refusent en moi
à cette désertion et à cette désaccoutumance.
Mais, Auteurs de dossiers ! quand vous écrivez un dossier, gardez-vous bien toujours à l’esprit qu’un lecteur le lira ?
Auteurs de dossiers, imaginez-vous que si vous écrivez la nuit, c’est
aussi la nuit qu’on vous lit ? Que si vous êtes las d’écrire, je le
suis aussi de lire ? Et que si je suis joyeux de vous lire, c’est
peut-être parce que vous vous êtes amusés à m’écrire ? Pouvez-vous
imaginer que votre déception lorsque votre dossier finit dans ma
corbeille est au moins égale à la mienne lorsque je l’y jette ?
Vos dossiers ne sont pas des formulaires qu’un ordinateur pourrait
traiter. Les espoirs dont ils sont porteurs égalent l’attente qui est
la mienne à leur égard. Rien de pire qu’un dossier anonyme, sans
conviction, posté à tout hasard, à moi et à des centaines d’autres,
comme un dépliant publicitaire déposé sous ma porte.
Auteurs de dossiers ! Je ne vous demande pas de m’épargner la fatigue,
l’ennui, ni l’exaltation ou le plaisir. Je ne réclame pas de
ménagements. Mais je revendique si ce n’est de la curiosité au moins de
l’attention de votre part. Je vous supplie de considérer
l’Établissement que je dirige, son histoire, ses contraintes, et de
vous adresser à lui non comme à un être abstrait, mais concret. Bref,
d’écrire non pas pour une institution, mais pour un être humain comme
vous, son directeur, moi-même. »
J’espère, Messieurs, que ma réponse saura satisfaire votre curiosité.
Je ne doute pas que vous accepterez cette mission que je vous confie,
et que mon discours parviendra ainsi aux intéressés et sera peut-être
aussi entendu au delà du cercle nécessairement restreint de votre
public. Ainsi pourrons-nous continuer à travailler ensemble dans la
même considération que je vous témoigne pour conclure cette lettre
Le voleur
Dans le métro. Dans le train. Dans les squares. Dans les cafés aussi.
Je vous regarde. Souvent, ça paraît agréable. Vous souriez. Parfois,
c’est plus ardu. Vous êtes très concentré. J’observe vos pupilles qui
courent le long des lignes, reviennent en arrière, remontent,
descendent, avancent. Vos doigts serrent le papier. Dans leur tension,
je sens la curiosité, la peur, toutes les émotions qui parcourent votre
corps tandis que vous lisez. Mon regard glisse sur le titre du livre,
le nom de l’auteur. Je détaille votre allure, je scrute vos vêtements:
correspondent-ils à ce que je sais de ce que vous lisez ? Des fois oui,
des fois non : un homme si sérieux à cravate lisant cette bande
dessinée trash dans le métro, comme c’est surprenant. Mon imagination
vagabonde. J’essaye d’en savoir plus. Je change de place. Je suis à
présent derrière vous. Sentez-vous ma présence ? Avez-vous conscience
des mots, des bribes de phrases que je vous dérobe en lisant par dessus
votre épaule ? Parfois, je parviens à déchiffrer une phrase complète,
si vous êtes très absorbé ou complaisant un paragraphe entier m’est
offert. Comme c’est agréable !
Je me fond dans la foule. Je me garde d’appuyer trop ces préliminaires
et de gâter ainsi la jouissance que je me promet d’obtenir bientôt de
vous. Non, je ne voudrais pas que mon regard croise le vôtre et
trahisse l’avidité qui est la mienne. J’ai choisi ma victime. Bientôt,
je passerai à l’action, et mon coup sera si précis, si rapide que vous
n’en sentirez pas d’abord l’effet. Non, vous poursuivrez votre chemin,
inconscient de la blessure que je viens de vous infliger. Et ce n’est
que dans quelques heures, lorsque vous recherchez votre livre pour en
reprendre la lecture et que vous ne le retrouverez pas, que vous
sentirez la mutilation, l’absence du livre que je vous aurais dérobé.
Je ne lis que des livres volés. Ce n’est pas une question d’argent. Peu
m’importe la valeur ou la rareté de mon larcin. Un livre que nul n’a
jamais lu, je m’en moque. Le livre que je veux c’est le vôtre. Celui
que vous êtes en train de lire, là maintenant. Celui que vous aimez.
Celui qui vous manquera. Celui que vous aurez à cœur de vous procurer à
nouveau.
Je ne vous veux aucun mal à vous. Ce que je veux connaître, c’est où
gît votre plaisir, pénétrer ce lieu intime et m’en emparer.
Il est probable que cette intrusion sera pour vous un désagrément. Une
contrariété. Cette contrariété sera encore plus vive s’il s’agit d’un
livre que vous ne vous souvenez pas avoir sorti de chez vous.
Reconnaissez-vous ma voix ? Oui ? Vous vous rappelez ? J’ai dîné chez
vous récemment. Vous vous rappelez de tous les livres sur lesquels vous
n’êtes pas parvenu à remettre la main? Ils étaient, vous en étiez
certain, rangés dans votre bibliothèque. C’est moi qui vous les ai
dérobés. Je les ai lus.
Voilà, vous y êtes. Vous me reconnaissez enfin. Je suis un familier. Un ami de longue date. Votre maison m’est ouverte.
Vous seriez impressionné par le volume de ma bibliothèque de livres volés, si cette bibliothèque existait.
Chez moi, il n’y aucune bibliothèque. Chez moi, il n‘y a qu’un seul livre. Un livre unique, celui que je viens de vous dérober.
Je lis ce livre. Je le lis intégralement quand bien même m’ennuie-t-il
profondément. Je vais jusqu’à la dernière ligne afin de dénicher le
plaisir que vous sembliez trouver, vous à le lire.
Mais une fois épuisée cette quête, satisfait ou frustré peu importe,
une fois refermé le livre, je n’ai rien de plus pressé que de m’en
débarrasser. Je ne le laisse pas s’installer chez moi. Comme tous ses
prédécesseurs, il n’est qu’un hôte de passage.
Demain, je le rendrai. Non pas à vous, mais à la rue. Je l’abandonnerai
bien en vue sur un rebord de fenêtre. Je le déposerai avec une dédicace
sur le paillasson d’un ami. J’en ferai don à une bibliothèque. Je m’en
séparerai sans émotion. Je le remettrai en jeu. Son destin est de
circuler d’une main à l’autre, pas de rester à dormir dans ma
bibliothèque, à dénoncer mon goût du larcin et mon absence de goût
littéraire.
Les dévoreuses
Dans ma famille, il n’y avait pas de livre. Pour Noël, on s’offrait “
Paris-Match ” ou “ Point de vue et images du monde ”, des magazines
people comme on dit. Parce que bon, chez nous en Alsace, Noël, c’est
Noël, et Noël c’est important chez nous.
Mon mari il est militaire. J’avais vingt-trois ans. On était à
Casablanca. J’étais enceinte. Le médecin m’a interdit de me lever de
mon lit durant les trois derniers mois de la grossesse. J’étais coincée
à la caserne. En dessous de notre logement, il y avait le mess des
officiers, avec une bibliothèque. Je me souviens, personne n’y allait
dans cette bibliothèque. Elle sentait le papier moisi. Je me souviens
aussi du premier livre que j’y ai emprunté. C’était Les gens de
Mogador. J’ai pris goût comme ça à la lecture. Maintenant, je lis tout
le temps. Partout. Dans un canapé, un fauteuil, un hamac. Dans la
cuisine entre deux sauces. Partout, sauf dans le lit…
Parfois, j’avoue que je grignote une tartine en lisant dans le lit.
Mais je prend soin de ne pas laisser de miettes entre les draps ! Je
veille aussi à ne pas m’endormir au milieu des miettes, mon livre à la
main, mes lunettes sur le nez. Si mon époux me surprenait dans cette
posture, quelle honte !
J’emmène toujours un livre avec moi. Pour avoir quelque chose à lire
dans le métro, au café. Dans la salle d’attente du docteur, je ne lis
jamais les magasines posés sur la table basse.
C’est une drogue. Si je n’ai pas un ou deux livre à lire d’avance chez
moi, je suis angoissée. C’est de pire en pire. Mais ça m’inquiète pas
trop. On trouve toujours quelque chose à lire. Au pire je lis le
journal.
Mais je ne suis pas maboule. Je me rends compte de ce que je fais. Les
fous, ils ne savent pas qu’ils sont fous. Depuis que j’ai arrêté de
travailler, j’ai commencé à tenir la liste de ce que je lis. L’année
dernière, en un an, j’ai lu vingt-trois livres. Cette année, en sept
mois, j’en suis déjà à vingt-sept. Vous voyez, ça augmente.
L’autre soir, je lisais Les oiseaux se cachent pour mourir en tournant
une sauce blanche. J’ai raté la sauce parce que je lisais. Mon mari, il
a dit : “ celle-là, alors… ”
Mon mari, il ne lit rien à part l’Équipe. Le soir, il va se coucher. Et
moi, je reste dans le salon, et je lis jusqu’à deux ou trois heures du
matin.
Mon premier époux ne lisait jamais rien non plus. C’est peut-être la raison pour laquelle nous ne vivons plus ensemble.
Je trouve mes livres au bibliobus. J’ai aussi le Comité d’Entreprise.
Et surtout, j’ai les copines. Ma voisine, elle aime lire. On se passe
des livres. J’ai une collègue aussi, elle est abonnée à France-Loisir.
Alors, elle passe des commandes pour moi à France-Loisir.
Avec les copines, on forme une sorte de cercle de femmes. Les hommes
bricolent. Ils s’échangent des outils. Nous, on lit. On s’échange des
livres. On habite toutes la même résidence. On s’entend bien. On
discute au travers du grillage : “ Alors tu en es où dans le livre ? ”.
La touche étoile de Benoîte Groult, c’est ma voisine de gauche qui me
l’a conseillé. C’est rigolo comme livre. Ça parle des femmes de notre
âge.
Au salon du livre, j’ai un fantasme. Quelqu’un me donne un caddy et me
dit : “ Tu le remplis de tous les livres que tu veux. ”. C’est pas
possible. Ça n’arrivera jamais. Alors, j’achète les livres. C’est cher.
J’emprunte des livres, mais je les rends toujours. Et je tiens la liste
des livres que je prête. J’ai une voisine, il y a un an que je lui ai
prêté un livre, et il n’est toujours pas revenu. Je ne dis rien, mais
j’y pense.
L’autre jour, on a fait une fête avec les copines pour mon
anniversaire. D’habitude les cadeaux, c’est du parfum, des chocolats.
Et là, j’ai eu une surprise. Mes copines, elles s’étaient cotisées pour
m’acheter six livres. Six livres d’un coup ! C’est beaucoup.
Pour ma part, j’écris une dédicace sur tous les livres que j’offre. Le
jour de son quinzième anniversaire, ma fille m’a dit: “ je préfère que
tu n’inscrives plus de dédicace sur mes livres. ” J’ai songé : “ Tiens
donc ?
Mon rêve, vous savez ce que c’est ? Vous voyez ce mur ? J’aimerai avoir
le même couvert de livres. C’est beau une bibliothèque pleine de
livres. Quand je vais chez les gens, je regarde leur bibliothèque. Il y
a des gens, ils ont des livres partout. Je trouve ça beau. Quand j’ai
acheté le livre de Yann Arthus-Bertrand, j’ai demandé à mon mari de
construire un lutrin en bois pour le livre. Depuis, le lutrin est dans
le salon. Tous les jours je tourne une page, et j’ai comme une fenêtre
qui s’ouvre.
Je ne relis jamais ce que j’ai lu. Jamais. Quand c’est lu, c’est lu.
Des fois, je me dis, ça me sert à rien de garder les livres que j’ai
lu. Je ferai mieux de les donner à d’autres. Je pourrai les abandonner
sur la table basse de la salle d’attente du docteur. Comme ça les
patients auraient autre chose à lire que les magazines.
Sous le porche de notre immeuble se trouve une alcôve. On abandonne là
les livres qu’on désire donner. C’est une tradition dans notre
immeuble. Personne n’a pu me dire qui a initié cette tradition. On ne
sait jamais qui a déposé quoi. Moi aussi, j’ai pris l’habitude de
déposer là les livres dont je n’ai plus l’usage.
Parfois, quand je lis un livre, je dis à mon mari : “ Écoute ça. ”. Je
lui lis un passage. J’ai lu La Prisonnière de Malika Oufkir . Au Maroc,
on habitait tout à côté de l’endroit d’où elle s’est évadée. J’ai la
chair de poule quand j’y pense. Alors j’ai lu à mon mari le passage sur
l’évasion. Et là, mon mari, il était intéressé. Mon mari, c’est un
militaire. Il est sorti du rang comme on dit. Il a été élevé à la dure,
et il reste dur. Il n’a pas été câliné.
Mon mari, il utilise le dictionnaire plus que moi. Des fois, on n’est
pas d’accord sur un mot. Il me dit : “ Je te dis que. ”. Alors, moi, je
lui réponds : “ Hep là. On n’est pas à l’armée ici. ” Et on vérifie
dans le dico.
Mon second époux est un grand lecteur. Il y a des hommes qui envoient
des corbeilles de roses. Lui, il m’envoyait des colis avec des livres
qu’il aimait. J’ai appris à le connaître ainsi petit à petit.
Mon mari, il se couche tôt. Mais je reste en bas, je laisse la télé.
Hier soir, il y avait la Star’Ac. Il y avait Sardou. J’aime bien Michel
Sardou. Alors, je laisse la télé ; ça fait un bruit de fond. J’ai le
livre sur les genoux. Je jette un œil à la télé et je lâche le livre
quand Sardou passe.
Je mets des étoiles aux livres qui me plaisent. Noires sont les violettes j’avais mis quatre étoiles.
Va où ton cœur te porte : ça c’est un livre que j’aurais aimé écrire. C’est écrit comme je ressens dedans.
Oui : comment font ces écrivains pour aligner les mots avec tant de
justesse ? Je lis certaines phrases, puis je pose le livre pour les
savourer. Ensuite je relis la phrase, et j’y découvre encore une autre
saveur.
Quand un livre est bien, très bien, très très bien, je retarde la fin.
Je prends le temps pour lire les dernières pages. Je ralentis. Je
ralentis. Je retarde l’instant de la dernière page. Je garde le livre
sous la main pendant deux jours. Je peux tenir trois jours maximum.
Ma copine, elle m’a dit qu’elle fait pareil.
Les serviteurs du silence
Vous êtes venus aujourd’hui visiter notre maison. Vous voulez savoir
quels sont les objets qui y sont conservés, quels en sont les habitants
et quelle règle de vie est la nôtre. Je vais répondre à votre
curiosité.
Ici, c’est la maison du silence.
De vieux serviteurs de la maison prétendent que nos activités les plus
essentielles, comme la lecture ou le classement, ne sont que des
prétextes, des outils de fabrication de silence.
Il est vrai que nous aimons le silence. Nous aimons ces instants où
chacun, plongé dans son livre nage dans un univers libéré des entraves
du monde matériel. Nous aimons ces échanges de regards entre nous. Les
étreintes furtives de la pensée. Nous aimons le silence des corps. Les
corps ossifiés des vieux serviteurs accrochés à leurs pupitres comme
d’antiques crustacés sur leurs rochers. Les corps ondulant des jeunes
servantes circulant dans les travées. Le sillage de leur parfum. Les
bras des serviteurs portant les lourds manuscrits. Leurs mains gantées
tournant les pages des ouvrages précieux posés sur des lutrins (le
jeune serviteur ouvre des grands yeux sur le contenu des pages révélées
à lui).
Lire, classer, conserver les livres. Protéger le silence. Voilà les missions auxquelles nous consacrons notre vie.
Ne vous imaginez pas que notre maison soit cloisonnée, hiérarchisée,
figée dans la conservation. Ici, contrairement à vos maisons de pierre,
rien n’est fixe. Les rayonnages de livres se déplacent, et chaque soir
nous nous constituons un gîte en manipulant les cloisons au milieu
desquelles nous nous promenons sans répit. Les murs de livres vous
semblent immuables : en réalité, une simple poussée du doigt du plus
débile d’entre nous suffit pour les mettre en mouvement. Nous dormons
dans ces huttes improvisées : au matin, les cloisons de livres qui ont
protégé notre sommeil s’ouvrent devant nous.
Au reste ai-je parlé improprement de nuit. Le rythme de nos vies n’est
pas le rythme solaire auquel vous obéissez. Le mouvement des planètes,
des météores en général influe peu sur nous. Nous vivons selon notre
rythme propre qui épouse celui de nos glanages dans les travées de
livres.
Aucun d’entre nous ne possède rien en propre. Aucun de nous ne
prétendra jamais : « cette partie du silence m’appartient ». Il ferait
rire.
Nous ignorons les couples, les familles, les filiations. Parmi nous se
rencontre la plus grande diversité humaine. Des savants des plus
subtils peuvent parfois recevoir des ordres des plus frustres des
brutes.
N’existe pour nous que le classement, et celui-ci, comme je viens de vous le dire peut toujours être remis en cause.
Parfois, nous constituons des nefs de livres, aux colonnes s’élevant
jusqu’à des hauteurs vertigineuses, et sous leurs arcs nous banquetons
tous ensemble. La tablée est immense. À peine distingue-t-on le dernier
convive placé à son extrémité. Sommes-nous pour autant tous rassemblés
? Nous ne savons pas combien nous sommes ici à servir dans la maison du
silence. Certains disparaissent. D’autres meurent. Des nouveaux
arrivent.
Nos murs ne sont pas constitués de cadavres de milliards de coquillages
entassés durant des millénaires au fond des océans. Ils ne sont pas
faits de calcaire comme les vôtres, mais de peau. Le cuir des reliures
des in-quarto ou des in-octavo nous protège du monde.
Notre maison est une clôture. Nous vivons hors du monde, nous sommes voués au service de la maison où nous demeurons.
Pour autant, ne nous croyez pas indifférents au monde. Quand nous
voulons vous observer, vous qui vivez dehors, dans le siècle et le
bruit, nous ôtons une pierre de notre mur. Nous creusons une meurtrière
en enlevant un livre d’un rayonnage, et le monde s’offre à nous. Ne
vous y trompez pas : nos rayonnages sont plus pleins de trous que de
livres. La membrane de notre maison est trouée, et l’air s’y engouffre
plus librement qu’au travers des pores d’un épiderme vivant.
La maison du silence n’est qu’un long épiderme, une surface innervée,
un réseau serré de connections névralgiques, de couvertures de peau, de
pages laiteuses si sensibles que seul le regard peut les effleurer.
La maison du silence est un corps. Un organisme vivant, dont nous
sommes les globules nageant dans la tiédeur des tissus. Quelle
différence entre l’organisme que nous habitons et nous ? Aucune. Nous
participons de lui. Nous habitons et nous sommes la maison du silence.
Chacun des serviteurs (de la maison du silence) pourrait tenir le même
discours que je vous tiens. Chacun d’entre nous ne connaît qu’une
infime partie de la maison du silence et pourtant chacun d’entre nous y
est tout.
Quand un nouveau, semblable à vous qui m’écoutez, se présente devant
nos murailles, nous l’accueillons. S’il veut se joindre à nous, une
unique épreuve lui sera imposée : mais peut-on parler d’épreuve pour
cette cérémonie qui comble une curiosité des plus répandue dans le
monde extérieur ?
On dit dehors que notre maison recèle des livres interdits. Des livres
terribles que le plus endurci des lecteurs ne peut que poser, les mains
tremblantes, sans avoir la force de poursuivre sa lecture. Mais aussi
des ouvrages délicieux qui font s’évanouir ceux qui les entrouvrent.
Rien d’étonnant pour nous autres qui connaissons la richesse de notre
maison. Mais vous autres, qui habitez des maisons moins complètes,
moins curieuses, moins ouvertes, ignorez ces contenus. Vous voulez les
découvrir.
Bon. Pour le novice, nous constituons donc durant la journée un jardin
clôt par ces livres épouvantables ou délicieux. Nous l’y enfermons pour
la nuit. À l’aurore, nous démantelons les murs de ce jardin, et
dispersons les ouvrages qu’ils renfermaient. Le nouveau venu sort
pensif, définitivement silencieux : il est devenu des nôtres. Nul ne
s’est jamais avisé de questionner quiconque sur ces lectures
inaugurales, et aucun n’a jamais trouvé nécessaire d’en dire un mot. Si
ces mots pouvaient être dits, pourquoi eussent-ils été écrits?
Vous êtes bienvenus parmi nous : tout visiteur de la maison du silence
est appelé à en devenir son serviteur. À servir le silence. Et à être
servie par lui, comme nous le servons et comme il nous sert.
Le responsable de la sécurité
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Nous vous prions de nous excuser pour les perturbations occasionnées
par l’entreprise de déstabilisation dont notre institution a été
victime.
Des individus se sont emparés quelques heures du bâtiment dont je suis
chargé d’assurer la sécurité. Ils ont tenté de prendre en otage le
public de ce monument, en diffusant des informations fallacieuses.
Ces individus ont tous été appréhendés. Les premiers interrogatoires
que nous avons menés nous ont prouvé l’étendue de leur complot. Ces
individus se promettaient non seulement de poursuivre l’occupation de
ce bâtiment plusieurs jours de suite, mais d’étendre leurs méfaits à
d’autres lieux.
Ils se promettaient de continuer leurs enquêtes sur la lecture, cette
activité solitaire, asociale, inutile, gratuite, susceptible de porter
le trouble dans nos lieux de travail, dans nos familles et au sein de
notre nation. Ils prétendaient persister à écrire de nouveaux textes et
créer au fur et à mesure de l’extension de leur tentaculaire entreprise
une sorte de « bibliothèque de Babel ».
Tranquillisez-vous, la situation du bâtiment est à présent stabilisée.
Dans quelques heures, sa remise aux normes aura été parfaitement
effectuée. Vous pourrez constater lors de vos prochaines visites
qu’aucun texte, aucun livre, aucune lecture, aucun récit de lecture ne
viendra perturber votre regard, ni frapper votre oreille.
Nous vous demandons, avant d’évacuer le bâtiment, de saluer le travail
des forces de sécurité encadrant les perturbateurs. Le vice dont ils se
voulaient les promoteurs, la lecture, sera, n’en doutez pas, désormais
sévèrement puni.
Je vous remercie de votre attention.