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Joséphine la cantatrice

Joséphine la Cantatrice ou Le peuple des souris de Franz Kafka est lu par Corine Miret.

Une causerie avec Maurizio Lazzarato (philosophe) accompagne cette lecture.

Joséphine la Cantatrice ou Le peuple des souris est le dernier texte écrit par Franz Kafka. Il l'écrit en mars 1923 alors qu'il soigne sa tiberculose dans un sanatorium de Bohème. Il mourra trois mois plus tard, en juillet 1923. Œuvre testamentaire,œuvre ouverte, Joséphine la cantatrice décrit la pratiique d'un art sans virtuosité, fruit d'un peuple des souris qui ignore l'histoire. On peut y voir une métaphore sur l'art yiddish, la profession de foi d'un artiste qui demande à ce que la majorité de son œuvre soit brulée après sa mort. On peut aussi y déceler la description des mutation que connaitra la figure de l'artiste au cours du 20° siècle. La lecture du texte par Corine Miret dure 50 minutes environ.

La conférence de Maurizio Lazzarato qui suit la lecture est extraite d'une conférence sur les mutations de la figure de l'artiste contemporain qu'il a donné à la Tate Gallery en 2007. Elle dure 25 minutes environ.

 

Présentée dans le cadre du salon "l'Artiste sans qualité" au théâtre Garonne, les 22 et 23 mai 2008, cette lecture et cette conférence seront présentés à nouveau au Château de La Roche-Guyon le 14 juin 2008.

L e texte original de Kafka est disponible  :http://www.larevueeclair.org/images/files/textejosephineenallemand.doc

Ci-dessous :

 

le texte de la conférence de Maurizio Lazzarato,

Kafka, l’art, l’œuvre, l’artiste et le public.

Le peuple des souris est un peuple de travailleurs, doté d’un infaillible sens pratique, et qui n’a pas peur des adversités ni du travail. Joséphine, la cantatrice, en fait partie, nous informe le narrateur, c’est-à-dire qu’elle travaille pour gagner sa vie comme tout autre travailleur et chante pour enchanter le peuple. Elle exerce donc un double emploi.
La race des souris n’aime pas et n’est pas douée pour la musique. Pour les souris, même délivrées des soucis quotidiens, "Il ne nous est plus possible de nous élever jusqu'à des choses aussi éloignées que la musique du reste de notre vie". Seule Joséphine sait susciter l’amour de la musique dans le peuple. D’où vient la puissance de son chant qui bouleverse celui qui l’entend, d’où vient la passion pour cet art et de quel genre d’art s’agit-il, puisque le peuple n’aime pas la musique, se demande le narrateur ?
Sûrement pas de principes classiques de l’esthétique, puisque le chant de Joséphine n’est pas "d’une beauté si grande que l'esprit le plus obtus ne peut lui résister", son chant ne donne pas de prime abord et en toutes circonstances le sentiment de quelque chose d'extraordinaire, et ce que le peuple entend n’est pas "quelque chose que seule Joséphine et personne d'autre est capable de nous faire entendre". "Entre intimes, nous avouons ouvertement que le chant de Joséphine, en tant que chant, n’a rien d’extraordinaire. Est-ce même du chant ? " se demande le narrateur.
Joséphine, quand elle chante, "ne dépasse guère les limites du couinement ordinaire - et n’a peut être même pas la force suffisante pour cela -alors que le premier campagnard venu le fait sans peine, la journée entière tout en travaillant ».
Couiner est le véritable talent du peuple des souris. « Nous couinons tous, mais il ne vient évidemment à l’esprit de personne de faire passer cela pour un art ». Donc rien d’exceptionnel, rien de génial, rien de sublime, aucune technique, aucun talent dans l’art de Joséphine, puisque la capacité de couiner partagée par tous, ne requiert aucune virtuosité.
Ce n’est pas seulement le n’importe qui (même le premier campagnard couine en travaillant) et le n’importe quoi (un couinement tellement faible qu’il est difficile de le distinguer du silence qui l’entoure) qui semble définir son art, mais aussi le n’importe où. Les concerts de Joséphine ont lieu au hasard des situations et de ses envies.
"Elle peut faire cela où elle veut, il n’est pas indispensable que ce soit un lieu visible de loin, le moindre recoin caché, choisi dans l’humeur d’un instant, fait tout aussi bien l’affaire".
Si cela est vrai, alors cela dénierait certes à Joséphine son prétendu statut d’artiste. Que son Statut ne soit jamais tiré tout à fait au clair est d’ailleurs ce qui la rend nerveuse et mal à l’aise.
Pour résoudre l’énigme de cet art médiocre le narrateur multiplie les interrogations et suggère plusieurs pistes. Toutes ces questions ne trouveront aucune réponse, ce qui laisse au public des lecteurs, comme à la - « postérité, cette belle salope » - chez Duchamp, une totale liberté d’interprétation.
La première piste que nous trouvons dans la nouvelle est donnée par le ready-made. Les effets de Joséphine sur le public sont dus peut-être à une nouvelle forme de singularité : "Même s'il ne s'agissait que de notre banal couinement, il y a déjà là cette particularité que quelqu'un vient se camper solennellement pour ne rien faire que d'ordinaire".
Ici, le narrateur donne une extraordinaire définition du ready-made dont Kafka, presque sûrement, ignorait l’existence, en inventant une forme à laquelle Duchamp n’a pas pensé : le ready-made action quotidienne, action que, comme celle de couiner, tout le monde est capable de reproduire.
"Ce n’est certainement pas un art que de casser une noix et personne ne se risquera donc à convoquer tout un public pour le distraire en cassant des noix. S'il le fait cependant et que son projet réussisse, c’est la preuve qu’il s’agit malgré tout d’autre chose que de casser des noix. Ou bien il s’agit vraiment de casser des noix, mais il apparaît que nous n’avions pas pris cet art en considération, parce que nous le pratiquions sans peine, et que ce nouveau casseur de noix nous en a le premier fait apparaître la vraie nature, et peut–être n’est-il pas mauvais, pour obtenir cet effet, d’être un peu moins habile à casser des noix que la majorité d’entre nous".
Comme chez Duchamp le ready-made est une technique de l’esprit qui force à penser, qui oblige à interroger le réel, puisque, après avoir fait l’expérience de ce couinement étrange, les souris peuvent affirmer : "Nous admirons en elle ce que nous n’admirons pas du tout en nous".
Mais les pistes sont nombreuses pour essayer de saisir les ressorts de l’art de Joséphine. Le peuple des souris est un peuple de travailleurs. À cause de leur sens pratique, les souris n’ont pratiquement pas d’enfance, puisqu’elles deviennent adultes très rapidement, précisément pour travailler. L’art de Joséphine en suspendant l’espace-temps de la banalité du quotidien au travers d'une technique qui n'est ni belle, ni extraordinaire, ni sublime, ouvre sur l’innocence de l’enfance, sur son monde pré-linguistique et pré-cognitif, avant qu’il ne soit fixé en mots, goûts, opinions, jugements.
"Le couinement est l'idiome de notre peuple ; simplement, beaucoup d'entre nous couinent leur vie entière sans le savoir, mais ici le couinement est libéré des chaînes de la vie quotidienne et nous libère, nous aussi, pour un bref instant. Nous ne voudrions certes pas être privés de ces spectacles". En effet, dans le rêve du peuple "tinte ça et là le couinement de Joséphine" et il y a là quelque chose de "la brève et misérable enfance".
Mais peut-être aussi que les effets produit par l’art de Joséphine sont dus aux techniques spécifiques qu’elle utilise .
Joséphine, ce néant de voix, ce néant de talent, n’a aucune technique. Si elle utilisait les techniques de la virtuosité musicale, elle n’exercerait aucune fascination sur le peuple des souris : "Un chanteur véritable, si jamais il devait y en avoir un parmi nous, nous paraîtrait intolérable et nous serions unanimes à refuser l’absurdité d’un tel spectacle".
Les effets qu’elle produit ne sont alors dus, peut-être, qu’à ses moyens à elle et à leurs insuffisances. La non-virtuosité et la pauvreté des matériaux sont des techniques démocratiques pour neutraliser l’autorité de la tradition, de l’auteur et de l’œuvre sur le public.
Mais la force de son chant vient peut-être d’autre chose encore.
Joséphine ne se mesure pas avec l’histoire de l’art et de ses traditions, mais elle se branche avec le dehors, avec ce qui arrive. Elle fait de l’art autant avec les petits événements qu’avec les grands.
Pour le peuple des souris "Une certaine tradition musicale se trouve sauvegardée, mais sans que cela nous gêne le moins du monde". Par contre, "un rien, un hasard, le moindre contretemps, un craquement du parquet, un grincement de dents, un dérangement dans l’éclairage, tout lui paraît propre à rehausser l’effet de son chant (…) Toutes les perturbations sont-elles pour elle les bienvenues ; tout ce qui vient du dehors pour s’opposer à la pureté de son chant peut contribuer à éveiller la foule".
Mais Joséphine chante aussi et de préférence en pleine période d’agitations, lors de grands événements contemporains et c’est ici que s’ouvre un différent politique entre l’art de Joséphine et le peuple.
Le rapport entre Joséphine et le peuple (la communauté des souris coïncide avec le public) est problématique, puisqu’il met en jeu la relation entre individu et peuple, entre communauté et singularité, entre liberté et égalité.
"Aucun individu isolé ne pourrait faire ce que fait à cet égard la collectivité du peuple. Il existe évidemment entre le peuple et l’individu une immense différence de pouvoir ; il suffit que le peuple attire son protégé auprès de lui et le fasse profiter de sa chaleur, pour qu’il soit à l’abri. Il est vrai qu’on n’ose guère parler de ces choses-là à Joséphine. "Je me moque bien de votre protection", dit-elle "chansons que tout cela !"".
Lorsqu’elle se rebelle à l’emprise communautaire du peuple, lorsqu’elle essaie de se soustraire à sa masse stable, à sa protection collective, Joséphine est assimilée à un enfant et le peuple à un père.
Il est bien vrai qu'à chaque mauvaise nouvelle , elle se lève aussitôt et elle chante, mais ce n’est pas elle qui sauve le peuple, "ce peuple qui s’est toujours plus ou moins sauvé lui-même".
Et pourtant, dans les situations de détresse, les souris se rassemblent volontiers autour d’elle. "Il s’agit alors moins d’un spectacle de chant que d’une assemblée du peuple.(…) Mais elle n’accepterait certainement jamais de jouer un rôle subalterne, de rester inaperçue dans le coin d’une assemblée du peuple".
La cantatrice a d’autres différents avec le peuple-public, dont le principal concerne le statut économique de son activité. Elle exerce un double emploi (travailler et chanter), et elle engage un véritable combat pour la reconnaissance, même économique, de son chant-couinement.
"Joséphine lutte pour être exemptée de tout travail en considération de son chant ; il faudrait la dispenser du souci du pain quotidien (…) et, probablement, faire supporter ces charges par le peuple entier".
Elle revendique une sorte de revenu garanti, ou du moins elle voudrait qu’il lui soit assuré une certaine continuité de revenu puisque ce qu’elle demande n’est pas un salaire direct, mais un revenu tiré de l’ensemble des revenus des souris. Joséphine semble revendiquer ici ce qu’elle refuse plus haut, la protection (sociale) du peuple, de la communauté. Mais peut-être faudrait-il y voir non pas une contradiction, mais la nécessité d’établir une nouvelle relation entre protection (sociale) et liberté individuelle, entre communauté et singularité, entre liberté et égalité.
À partir de la revendication de la cantatrice, c’est le statut même du travail qui devient indécidable, puisque, selon Joséphine, la fatigue que procure le chant est plus grande que celle du travail nécessaire à gagner son pain quotidien.
"Joséphine explique par exemple que l’effort qu’exige le travail est nuisible pour sa voix, que cet effort est assurément minime en comparaison de celui qu’elle fournit pour chanter, mais qu’il lui retire malgré tout la possibilité de se reposer suffisamment après le chant et de reprendre des forces pour un nouveau tour de chant …"
On comprend alors pourquoi le statut de Joséphine n’est jamais tiré au clair. Si l’art, dans les sociétés disciplinaires se définissait par opposition au travail, lorsque Joséphine lutte, sous plusieurs formes, pour la reconnaissance de la fatigue de son chant, c’est cette opposition même qui n’a plus de sens. Ce sont les deux statuts ensemble, celui de l’art et celui du travail, qu’il faut tirer au clair. Ce qui entraînerait l’invention d’un nouveau système à la fois économique, politique et esthétique.
Il est très étonnant que la mise en question de la catégorie du travail vienne -comme aujourd’hui en France avec les intermittents du spectacle- des artistes.
Le peuple des souris travailleuses n’est pas prêt à interroger ce qu’est devenu le travail aujourd’hui. Nous sommes encore dans l’opposition art/travail, le grand art et les ouvriers, c’est-à-dire dans un monde complètement révolu aussi bien du côté de l’art que du côté du travail.
Dans la nouvelle de Kafka, l’entêtement de Joséphine à poursuive son combat et la fin de non-recevoir que le peuple travailleur oppose à sa revendication la conduira à disparaître. "Le peuple l’écoute et ne tient aucun compte de ce qu’elle dit. Ce peuple si facile à émouvoir peut aussi parfois rester tout à fait insensible et lui oppose un refus brutal".
De façon absolument arbitraire, ces quelques pages de Kafka, m’évoquent le rapport entre avant-gardes politiques et avant-gardes artistiques en Union Soviétique. Joséphine s’est heurtée au peuple autoritairement souverain, comme les futuristes et les constructivistes à la masse stable et à la souveraineté de la classe ouvrière faite Etat. Cette évocation me renvoie à son tour, à une remarque de Duchamp, selon laquelle il ne croit pas au côté essentiel, universel et éternel de l’art. Pour Duchamp, « on pourrait créer une société qui refuserait l’art, les Russes n’ont pas été loin de le faire. Ce n’est pas drôle d’ailleurs, mais c’est une chose qui peut être considérée ».
Pour le narrateur, "Joséphine ne pourra que décliner" et "disparaître dans le même oubli que tous ses frères" tandis que le peuple autoritairement souverain poursuit sa route.
Si nous continuons notre interprétation, nous pourrions affirmer que le refus du peuple/classe d’intégrer ces nouvelles pratiques esthétiques et ces nouvelles conditions économiques et politiques, conduit, à son tour, au déclin d’abord et à la disparition ensuite, du peuple/classe.